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bercé par le roulis de sa gigantesque monture, ces parasols, s’inclinant de droite et de gauche, renversant les coiffures de nos dignitaires français et causant un désarroi général, tandis que des soldats indigènes, les jambes nues, les cuisses à peine recouvertes d’un petit jupon de toile, les épaules affublées d’un fourniment européen dépareillé, la tête coiffée d’une sorte de champignon en cuir bouilli, présentent gravement les armes avec des fusils sans batterie ou sans baïonnette ; tout cet étalage de luxe et de misère avait de quoi mettre à de rudes épreuves la gravité diplomatique, et l’on ne s’étonne pas qu’au milieu des pompes de ce cortège de féerie à demi burlesque, M. de Rochechouart se soit cru sans cesse au moment d’entendre éclater les airs d’Offenbach ou de Lecocq.

Le roi, vieillard vaniteux et impuissant, qui tremble à la moindre injonction du consul anglais, tout en se faisant adorer à l’égal d’un Dieu, tyrannise quelques infortunés domestiques décorés du nom de ministres, et occupe ses loisirs à se faire raconter des commérages sur la vie privée de chaque famille. Enfermé dans son palais au milieu d’un troupeau de femmes, d’eunuques et d’intrigans de bas étage, il se livre à des opérations financières de haute fantaisie. Comme le sol entier est sa propriété personnelle, il en monopolise tous les produits et les vend à des étrangers, qui lui donnent en échange des cotonnades avec lesquelles il paie ses fonctionnaires et ses soldats. Ceux-ci les cèdent à vil prix à des spéculateurs qui les repassent ensuite au roi, de sorte qu’un stock peu important de marchandises sans valeur suffit à soutirer l’argent et les matières premières du pays, le tout avec la complicité des plus hauts fonctionnaires et des plus infimes sujets. Le vieux roi se persuade que ses marchés de dupe sont des traits de génie, et rit tout bas des bons tours qu’il croit jouer aux Européens.

Il ne faut pas quitter la Birmanie sans lire le joli récit de la chasse aux éléphans. On y trouvera un drame très complet dont les péripéties se déroulent tant au désert qu’à la ville, mélange de fable et de conte de La Fontaine en prose sur cette moralité :

Amour, amour, quand tu nous tiens.
Adieu sagesse, adieu prudence.


C’est la capture, la lutte désespérée et la défaite finale de l’éléphant sauvage au moyen des séductions de quelque vingtaine d’éléphantea[1], sournoises et bien stylées, qui vont jusque dans les mystérieuses et voluptueuses profondeurs des forêts de palmiers, d’arécas et d’orchidées odorantes exercer l’art perfide de leurs

  1. L’auteur écrit éléphane. En fait de néologisme, pourquoi ne pas adopter la terminaison naturelle et dire éléphante, comme on dit : le père de la débutante ou le mari de l’infante ?