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trace ni d’Indiens, ni de lacs. Le guide ne savait plus où il était. Lorsqu’on est une fois perdu dans la prairie, il n’y a pas d’instinct qui tienne, il est impossible de se reconnaître. En désespoir de cause, il fallait en revenir au transfuge. On lui enleva ses liens. Ils servirent incontinent à garrotter le sergent. Tout n’est pas rose dans le métier de vaqueano. Celui-ci se trouvait avoir sur les bras une affaire capitale dont le dénoûment, chose plus triste, dépendait moins de la discussion impartiale de ses torts que du résultat définitif de l’entreprise ; mais le résultat fut heureux. C’est lui qui nous reconduisit à Puan. Pour le moment, on installa le transfuge à la tête de la colonne. Le commandant D. Lorenzo Winter, qui l’avait amené de Carhué comme ressource suprême, et qui connaît à fond cette guerre et les Indiens, professe cette théorie, qu’un sauvage n’a jamais les idées aussi lucides que lorsqu’il est en péril de mort. Il l’avait donc au préalable réconforté par le dialogue suivant : « Peux-tu nous conduire chez Catriel ? — De jour, oui, bien que je ne sache pas où nous sommes ; de nuit, non. — Tu désires donc être fusillé ? — Pas de réponse. — Je te demande si tu désires être fusillé ? » Pichi-Huinca, qui servait d’interprète, ajouta quelques paroles où sans doute il le prévenait charitablement que le commandant allait le faire comme il le disait. « Je crois, reprit l’Indien avec effort, qu’il doit y avoir, non loin d’ici, un buisson auprès d’un ancien toldo. Si l’on m’y conduisait, peut-être pourrais-je de là prendre ma ligne. »

Pichi-Huinca, qui avait battu les environs à la recherche des trois lacs, avait remarqué à une demi-lieue de nous plusieurs pieds de ciguë, signe évident d’une habitation abandonnée, et quelque chose qui dans l’obscurité lui avait paru être un buisson. Il nous y conduisit. L’Indien examina le parage avec soin. « Ce n’est pas cela, dit-il. Je ne connais pas ces pieds de ciguë ; il y a longtemps qu’on a dévié. — Pourquoi ne l’as-tu pas dit ? — Je l’ai dit. D’ailleurs je ne sais pas me diriger dans l’obscurité. Au jour, je crois que je vous conduirai. — C’est pour gagner du temps. Au jour, il sera trop tard pour surprendre Catriel. Tu vas nous conduire tout de suite, si tu veux voir le jour se lever. — Je vous conduirai comme je pourrai. » Il marcha, nous le suivîmes. Le temps avait marché plus vite que nous au milieu de ces incidens : il était une heure du matin. Le commandant Garcia, silencieux et préoccupé, se pencha par un mouvement brusque et resta un moment appuyé sur le garrot du cheval, tâchant de percer les ténèbres à ses pieds. « Mais nous suivons un chemin ! » dit-il enfin. Un officier mit pied à terre et tâta l’herbe. C’était en effet un sentier à demi effacé. L’Indien fut appelé. « Tu connais ce chemin ? — Non. — Pourquoi le suis-tu ? —