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nature de leurs alimens et les matériaux dont sont faites leurs demeures, tout contribue à former autour de chaque toldo des amas de matières en putréfaction. S’ils les serraient les uns contre les autres, une bonne peste serait le résultat immédiat de cette imprudence ; ils les disséminent donc et les changent à chaque instant de place. Cela ne les préserve pas des fréquentes visites de la petite vérole et de divers typhus. Ils les disséminent d’autant mieux que la dispersion des tentes rend l’engraissement des chevaux plus rapide, les larcins domestiques plus rares et, en cas de malheur, l’évasion plus facile. Nous savions d’avance que la tribu de Catriel, bien qu’étrangement réduite depuis sa défection, devait occuper une surface de plusieurs lieues carrées. Quant à la situation des habitations principales, de celle du cacique surtout, nous l’ignorions absolument. Nous pouvions dès les premiers pas trébucher sur une habitation sans importance. Il suffisait qu’un Indien, voire une Indienne, parvînt à sauter à cheval pour donner l’alarme, et toutes nos peines étaient perdues.

On fit subir un interrogatoire minutieux au transfuge qui avait visité Treycò depuis peu. Ses renseignemens, que nous étions bien forcés de trouver plausibles, n’étaient pas très favorables. Il y avait autour de la tolderia des groupes de tentes détachées qui lui faisaient comme une ceinture de grand’gardes. Nous en avions trois en face de nous, assez rapprochés les uns des autres pour qu’il fût malaisé de se glisser entre eux en trompant la surveillance de leurs chiens, assez éloignés pour qu’il ne fût pas possible de les tourner sans perdre beaucoup de temps et sans tout compromettre. Le parti le plus sage était de surprendre en passant le groupe du centre et de le cerner de manière à ne laisser échapper personne. Il était plus isolé et plus compact que les deux autres, parce que les familles qui le composaient s’étaient massées autour de trois petits lacs d’eau légèrement salpêtrée, mais potable à la rigueur pour les animaux. L’important était de savoir si le vaqueano pourrait, de nuit, nous mener en droite ligne à ces trois lacs, point peu notable et qui n’avait pas dû laisser dans sa mémoire des traces bien profondes. Il affirma que oui, et nous nous mîmes en marche.

Les dernières heures du jour furent employées à traverser les bas-fonds vaseux autour desquels s’étendait la forêt de Guatraché. On fit halte au coucher du soleil sur le revers de la dernière colline pour ne pas s’engager de jour sur le vaste plateau qui s’étendait au delà. Dès que la nuit fut tombée, on entama la dernière étape. Nous avancions rapidement dans un profond silence ; il était défendu de causer et de fumer. Notre colonne glissait sur la prairie comme l’ombre d’un nuage. On entendait à peine le roulement