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la fermentation, elles fournissent une eau-de-vie aigrelette ; moulées en gâteaux, elles forment non-seulement une friandise, mais ce que les médecins appellent un aliment complet. Dans certaines provinces de la République Argentine, elles sont l’unique nourriture des gens de la campagne pendant des mois entiers. L’abondance en est si grande que les habitans dédaignent toute autre récolte et tout autre travail. Ils n’ont qu’à étendre la main pour trouver leur subsistance comme dans l’âge d’or. Cela fait plus d’honneur au caroubier qu’à ces populations indolentes. Les Indiens du sud recherchent volontiers pour s’y établir les quelques groupes qui en ont survécu, débris vénérables d’une flore arborescente beaucoup plus répandue, et qu’ils ne tarderaient pas, si on les laissait tranquilles, à faire disparaître. Guatraché portait les stigmates de leur brutale insouciance. Autour des anciens toldos, il n’y avait plus que des squelettes d’arbres noircis par la flamme. Je les soupçonne de mettre exprès le feu aux grandes herbes pour faire sécher le plus de pieds possible. La provision de bois nécessaire à leur cuisine ne coûte ainsi aucune peine ; elle ne coûte qu’une forêt.

Au point où nous fîmes halte j’eus un échantillon tout à fait significatif de leur paresse. Je m’étais installé dans une clairière qui présentait des traces évidentes de leur séjour récent. Il y avait eu là une habitation, et j’en avais conclu naïvement qu’il devait y avoir un puits tout auprès. L’eau était à une très faible profondeur ; il suffisait d’un couteau pour creuser le sol jusqu’à la rencontrer. Eh bien ! le seul puits que l’on découvrit était à un kilomètre de distance. L’explication est simple : dans la très partiale répartition des besognes de ménage, c’est l’Indien qui aurait dû creuser le puits, tandis que c’était sa femme qui allait puiser l’eau ; peu lui importait qu’elle s’exténuât à l’apporter de si loin. On a souvent parlé de l’attachement profond des Indiens pour leur famille. Quand on retient leurs femmes en otage, on est sûr de leur docilité, et l’on a vu des Indiens dont les femmes étaient prisonnières venir se livrer pour ne pas en être séparés. Je ne voudrais pas calomnier des vaincus ; mais ce détail du puits me donna fort à réfléchir, et l’on se demande après cela s’il n’y a pas au fond de ces beaux sentimens plus d’égoïsme que de tendresse. Il est possible que l’isolement ne leur fasse tant de peur que parce qu’il les oblige à se servir eux-mêmes, et que ce qu’ils regrettent si vivement dans leurs épouses ce soit moins des compagnes aimées que des bêtes de somme commodes.

Nous n’étions plus qu’à une soixantaine de kilomètres de Treycò. Les chevaux ne faiblissaient pas, bien que les vaillantes bêtes n’eussent été qu’imparfaitement abreuvées dans les eaux