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qui s’étend de la nouvelle ligne au Rio-Colorado, et dans laquelle on a refoulé les tribus, est beaucoup plus aride que les plaines récemment englobées dans le territoire de la République. A part quelques oasis, comme les abords de Salinas-Grandes, où habite Namuncurà, ce sont des champs inhospitaliers. Ils n’avaient pas été sillonnés en tous sens par les tribus comme les grasses prairies aujourd’hui perdues pour elles. Les Indiens « apprivoisés » que nous avions sous la main n’avaient pas eu l’occasion de les parcourir. Pichi-Huinca, qui était de la fête, n’y avait jamais pénétré. Ce loyal cacique, qui continuait à nourrir contre Catriel une rancune féroce, était bien assez désolé de ne pouvoir être l’instrument de sa ruine définitive. Heureusement il y avait dans le 11e régiment de cavalerie, en garnison à Puan, un soldat qui, emmené tout jeune chez les sauvages, avait vécu de longues années parmi eux, et avait fini par devenir à peu près Indien. Il avait été repris dans leurs rangs au moment d’une invasion qu’il avait accompagnée bien malgré lui, assurait-il, mais probablement sans avoir à se faire trop violence et en acceptant avec une philosophique résignation la perspective de conquérir beaucoup de chevaux dans les estancias de ses compatriotes. L’officier auquel on le conduisit devait être d’une humeur charmante lorsqu’il l’interrogea, car il feignit de trouver satisfaisantes ses explications embarrassées, et ne le fusilla point. Il fut simplement versé dans un corps de ligne. Il y avait huit ans qu’il y était, et on n’avait pas à se plaindre de lui. Après avoir été longtemps un soldat suspect, surveillé comme une bête fauve à l’attache, il était devenu un vieux soldat, un chien fidèle, et ne se distinguait de ses camarades que par un flair plus subtil, un instinct plus sûr de la pampa dans les circonstances difficiles. Bien qu’il fût complètement illettré, on l’avait fait sergent. Dans l’armée argentine, et surtout dans cette guerre spéciale, ceux que l’expérience et de romanesques aventures ont mis à même de déchiffrer le désert sont tout aussi précieux que ceux à qui la férule des maîtres d’école a rendu familiers les caractères de l’alphabet. Dans diverses occasions où il avait dû servir de vaqueano à la division côte sud ou à la division sud, car on se le prêtait d’une division à l’autre, il s’était tiré avec honneur de sa délicate mission. Il se rappelait que jadis, plus jeune d’une dizaine d’années, il avait poussé dans une chasse jusqu’à Treycò. Il croyait pouvoir en retrouver le chemin. Les renseignemens qu’il donnait sur la situation de ce point, dont le nom apparaissait pour la première fois dans le dictionnaire géographique de la frontière, s’accordaient avec ceux d’Indiens de Bahia-Blanca, qui l’avaient aussi visité, et avec les données plus modernes d’un transfuge de la tribu de Namuncurà, arrivé depuis peu à Carhué,