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inconvénient et un danger. Pour les peuples plus encore que pour l’individu, le sentiment de la personnalité et l’estime de soi-même sont une grande force, mais à la condition que le sentiment national surexcité ne dégénère pas en une sorte de chauvinisme intellectuel ou de protectionnisme moral, à la condition que l’orgueil patriotique ne devienne pas, comme en Chine, au lieu d’un stimulant à l’activité, un soporifique qui alanguit l’esprit public et engourdit la société. Quand il va jusqu’à l’insouciance ou au dédain de l’étranger, le sentiment national devient pour les peuples, quelque grands qu’ils soient, le plus mauvais des conseillers ; mais, dans aucun pays, cette admiration exclusive de soi-même, cette propre apothéose ne saurait être plus pernicieuse qu’en Russie. Dans ses aberrations les plus outrées, le slavophile le moins mesuré n’est pas plus ridicule que le patriote allemand qui, dans le vaste monde moderne, n’aperçoit que la culture allemande, la science germanique, l’influence teutonique ; mais, des deux, le slavophile est certainement le plus mal inspiré pour son pays, car en prêchant le mépris de l’Occident et des peuples d’où sont sortis l’art, la science et toute la civilisation moderne, il risque d’apprendre à la Russie le dédain de la science, de la liberté, de la civilisation et du progrès même.

Les excès du slavophilisme prêtent à une observation d’un autre genre par laquelle nous terminerons. Quand, sous prétexte de mettre en lumière l’originalité méconnue de leur patrie, les Russes ne se contentent point d’accentuer les traits réels de leur individualité nationale, quand ils prétendent mettre l’histoire et la culture russes, le génie et la société slaves en complète opposition, en antagonisme radical avec la civilisation européenne, ils en viennent sans y prendre garde à la même thèse, aux mêmes conclusions que leurs adversaires et leurs contempteurs du dehors. Le slavophile de Moscou donne alors la main aux russophobes de Londres ou de Pesth qui représentent le Moscovite comme foncièrement étranger à la civilisation européenne et aussi incapable de se l’approprier que l’Ottoman de Stamboul. A force d’exagération dans la louange ou dans le dénigrement, les deux extrêmes opposés en viennent ainsi à se toucher. Un tel rapprochement n’a pas, croyons-nous, de quoi flatter le patriotisme bien entendu des Russes, car la civilisation occidentale a traversé assez de crises, elle a pris assez de force jusqu’au milieu de ses révolutions pour n’avoir guère à redouter les dédains de ceux qui prétendent lui demeurer étrangers, que de pareilles prétentions viennent de Stamboul, de Pékin ou d’ailleurs.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.