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tout en déclarant doctrinalement que la Russie n’a rien à redouter de l’ennemi domestique de l’Occident. Il semble cependant que les désordres des dernières années aient dû démontrer aux plus optimistes que les traditions slaves et la propriété collective ne sont point un préservatif assuré contre la contagion révolutionnaire.

Tous les peuples éprouvent à certains momens de leur histoire le besoin de croire en eux-mêmes, en leur force, en leur mission, le besoin de s’affirmer, de se glorifier vis-à-vis de l’étranger. La Russie est depuis la dernière guerre dans un de ces momens de fièvre et d’exaltation patriotique, où tout ce qui paraît national est par cela seul passionnément applaudi. Aussi le slavophilisme, qui n’est autre chose que l’apothéose de la nationalité russe, le slavophilisme qui, avant 1877, était endormi ou languissant, est-il redevenu tout à coup plus vivant et plus fort que jamais. Il avait pour sa part contribué à entraîner la nation et le gouvernement dans la campagne d’Orient, et cette campagne, en partie provoquée par lui, lui a momentanément rendu une vigueur qu’il n’aurait pu puiser dans la paix. La guerre au profit des Slaves du Balkan a naturellement tourné au profit des prophètes et des croyans du slavophilisme moscovite. Les grands événemens du dehors ont eu leur contre-coup à l’intérieur, les batailles livrées pour les Bulgares ont au nord du Pruth remis en honneur tout ce qui de nom ou d’apparence est slave, comme en Allemagne la lutte contre Napoléon avait remis à la mode tout ce qui semblait germanique. La dernière guerre d’Orient a eu pour la Russie de nombreuses et multiples conséquences ; l’une des moins prévues peut-être, c’est qu’elle a, temporairement au moins, consolidé le mir du moujik. Ainsi s’explique en partie le grand succès de l’ouvrage du prince Vasiltchikof ; sans être précisément slavophile, le brillant écrivain caressait dans ce qu’il avait de plus sensible l’amour-propre de ses compatriotes.

Le slavophilisme était né, sous le règne de Nicolas, d’une violente et légitime révolte contre le long servage intellectuel du XVIIIe siècle. En rendant à la Russie le respect et le goût de son histoire et de ses antiquités nationales, en ramenant l’attention et l’affection des hautes classes sur le moujik et le peuple des campagnes, en servant de contre-poids aux copistes systématiques de l’Occident, ou aux novateurs de la bureaucratie pétersbourgeoise, les slavophiles ont rendu à leur patrie un incontestable service. Grâce à eux la Russie a recouvré sa conscience nationale qui menaçait de s’oblitérer sous un vain et stérile cosmopolitisme. À son heure, le slavophilisme a pu être pour la vie russe une utile et salutaire réaction du dedans contre le dehors, mais, comme tout mouvement de ce genre, il risque par son triomphe de devenir un