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si souvent discutées, qu’il nous semble oiseux de montrer ce qu’ici encore il y a de vrai dans le point de départ et de faux dans les déductions. Nous préférons faire connaître les conclusions qu’en tire le réformateur moscovite ; aussi bien est-ce un moyen de le laisser se réfuter lui-même.

« Le travail étant ainsi classé en deux catégories opposées, le travail du maître ou travail normal, seul vraiment libre et pleinement productif, et le travail à gages ou salariat, il est évident que la prospérité relative des différens états doit dépendre de la prédominance de l’un ou l’autre mode de travail. L’agriculture en particulier sera d’autant plus productive qu’il y aura dans un pays un plus grand nombre de propriétaires cultivateurs. » Au milieu de ses déductions les plus téméraires, l’écrivain russe garde en effet trop de bon sens pour croire que dans une civilisation aussi complexe que la nôtre le travail à gages puisse jamais être entièrement supprimé. Ce qu’il réclame dans l’intérêt individuel comme dans l’intérêt public, c’est la prédominance d’un mode de travail sur l’autre, déclarant impossible de reconnaître comme bien ordonnées des sociétés où « la plus grande partie des habitans est durant la plus grande partie de l’année » obligée d’aliéner sa liberté en louant ses bras à autrui.

Or nous savons déjà que, d’après les calculs de l’auteur, en Angleterre, en Allemagne, en France même, le travail vraiment libre et productif est l’exception et non la règle. Au point de vue de la liberté humaine comme au point de vue de la production du sol, la constitution de la propriété est donc, dans tous ces florissans états, radicalement défectueuse. L’Occident, si fier de ses richesses et de ses progrès, si plein de foi dans sa propre supériorité, l’Occident est ainsi convaincu d’impuissance et de vice organique. Il n’y a en Europe, et peut-être au monde, qu’un grand état où la propriété soit constituée d’une manière normale et où le travail soit d’ordinaire entièrement libre et pleinement productif ; ce pays, nous n’avons pas besoin de le nommer, c’est la Russie, la vieille Moscovie surtout, où dans la commune des paysans s’est conservée intacte jusqu’à nos jours la propriété collective, et où, grâce au mir et aux partages périodiques, chaque paysan ayant sa part du sol, chacun travaille pour soi et jouit seul du fruit de son labeur.

Le parallèle entre la Russie et l’Occident tourne ainsi, comme on devait s’y attendre, à la glorification de la Russie, qui se trouve déductivement proclamée comme le pays du monde où l’homme est le plus libre et le travail le plus fécond. C’est à cette conclusion, aussi singulière que patriotique, qu’aboutit l’auteur russe, oubliant qu’au début de son ouvrage il avait reconnu l’impulsion donnée à l’agriculture européenne par le régime de la propriété privée et de la liberté de la terre. Dans son premier volume, le prince