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prohibitionnisme pourrait seul assurer chez nous à la propriété foncière le monopole que lui reprochent les socialistes[1].

Dans certains pays de l’Occident, en France au moins, les placemens en biens-fonds ont, depuis plusieurs années, été une opération d’ordinaire peu avantageuse. Aussi, loin de tendre à l’accaparement du sol, le capital montre de moins en moins de goût pour les immeubles ruraux, de plus en plus de goût pour les valeurs mobilières. Une preuve incontestable de cette nouvelle disposition du capital en France, c’est que depuis quelques années, depuis vingt ans, dix ans surtout, la différence du taux de capitalisation entre les terres et les bonnes valeurs mobilières a été s’effaçant de plus en plus au détriment des premières. La valeur vénale des biens-fonds, et surtout des grands domaines, reste stationnaire, souvent même elle est en baisse fort sensible, alors que les rentes, les actions et les obligations de premier choix ne cessent de monter à des prix de plus en plus élevés. Un tel phénomène de dépréciation, d’avilissement relatif ou absolu de la propriété foncière, ne montre-t-il pas combien chimérique est chez nous toute crainte d’usurpation et d’accaparement du sol par les classes les plus riches ? S’il devait y avoir expropriation lente de l’un par l’autre, l’expropriation semblerait devoir plutôt profiter à l’ouvrier rural, au cultivateur, qu’au capitaliste et à la bourgeoisie.

La liberté de la terre et la liberté des transactions, attaquées par les socialistes comme tournant exclusivement au profit du capital, tournent ainsi de plus en plus au profit du travail, dans les campagnes plus encore peut-être que dans les villes. Pour apprécier du reste les effets de notre régime économique, il faut se garder de considérer uniquement la terre et la propriété foncière. En France et dans toute l’Europe occidentale, la terre n’est plus, comme en Orient ou en Russie, la seule propriété du peuple, la seule richesse accessible au grand nombre. La fortune mobilière a pris chez nous une importance de plus en plus considérable, et pas plus que les biens-fonds, les biens mobiliers ne sont en France concentrés entre les mains d’une aristocratie ou d’une bourgeoisie. Le grand-livre de la dette publique en fait foi ; si nous avons des millions de propriétaires, nous comptons autant de millions de rentiers, c’est-à-dire des millions de petits capitalistes. Pour avoir une juste idée de la situation du paysan français, il faut se souvenir

  1. A cet égard, les vues et les calculs du prince Vasiltchikef sa trouvent en contradiction avec les faits les plus récens. Selon loi, le prix des immeubles progresse dans l’Europe occidentale beaucoup plus rapidement que le taux des salaires ; or, si cela a pu être vrai durant la première moitié du siècle, en France, cela est depuis longtemps faux. C’est le contraire qui est la vérité.