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d’accès. Cependant il commençait alors à y pénétrer, il y faisait déjà quelque bruit, et Lucien a été amené par momens à s’en occuper.

Quel effet la religion nouvelle a-t-elle dû lui produire quand il l’a pour la première fois rencontrée ? Remarquons d’abord qu’il n’avait pas les mêmes raisons que Celse de lui être contraire. Les ennemis des chrétiens leur faisaient surtout trois reproches : on les accusait d’enseigner des nouveautés, de compromettre la sécurité de l’empire et d’insulter les anciens dieux. C’étaient des crimes qui devaient laisser Lucien assez indifférent, car il les avait presque tous commis pour son compte. Il n’a jamais été atteint de la superstition du passé. C’est un esprit hardi, indépendant, dégagé de préjugés, ennemi des idées reçues, et de même qu’il ne croit pas qu’une opinion soit toujours vraie parce qu’elle est ancienne, il n’est pas d’avis non plus qu’il faut rejeter une vérité quand elle a le malheur d’être nouvelle. Il n’était donc pas de ces conservateurs craintifs à qui les nouveautés des chrétiens faisaient horreur. Je m’imagine aussi qu’il ne devait pas être autant alarmé que Celse des périls auxquels le christianisme exposait l’empire. Assurément il se considère comme Romain, et il éprouve quelque orgueil de l’être. En parlant des victoires remportées par les légions sur les Parthes, il dit volontiers : Nos succès, nos triomphes. Il accepte sans murmurer la décision de la destinée qui a rangé son pays sous les lois des Romains ; c’est un sujet soumis, résigné, fidèle, mais il ne se croit pas obligé d’être un sujet enthousiaste. Rome, qu’il a plusieurs fois visitée, lui déplaît. Il n’en a vu que les petitesses et les vices. Tandis qu’Athènes lui semble le séjour de la science et de la liberté, Rome ne lui paraît convenir « qu’à ceux qui n’ont jamais goûté l’indépendance, qui ne connaissent pas la franchise, qui détestent la vérité et dont le cœur est rempli d’impostures, de fourberies et de mensonges. » Ce qui le blesse surtout dans la grande ville, c’est le rôle qu’y jouent ses compatriotes. Ces rhéteurs au beau langage, ces philosophes au front sévère, ces savans, ces artistes, devenus des bouffons et des parasites, se sont faits les humbles complaisans de leurs maîtres. Ils flattent leurs manies, ils encouragent leurs vices, ils participent à leurs débauches. Ce spectacle arrache à Lucien des plaintes éloquentes. Quant à lui, il s’est dérobé de bonne heure à cette servitude ; il a vécu le plus souvent loin de Rome, toujours en dehors de son influence et de son action. C’est uniquement sur la Grèce qu’il a les yeux quand il écrit ? il ne veut s’occuper que d’elle, et il a comme un parti pris d’ignorer les événemens dont Rome est le théâtre ? s’il attaque les délateurs, il ne parle que de ceux qui vivaient jadis à la cour des rois d’Égypte ou de Syrie et