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observer, sans nous permettre d’en bien juger par nous-mêmes, que les moralités tendent à se rapprocher de la comédie de caractère ; sans doute les explications de l’auteur sont ingénieuses et son parallèle entre. la comédie de caractère et le drame de Shakspeare nous fait comprendre l’importance de son observation ; mais il ne faut pas, dans un livre où l’érudition domine, craindre d’éclairer le lecteur par des exemples multipliés.

La farce prend place aussi parmi les élémens qui formèrent le théâtre national : à côté du nom célèbre de Chaucer, l’auteur nous fait connaître celui de John Heywood, qui semble avoir reporté sur la scène la finesse et l’esprit de ce charmant conteur ; mais bientôt, avec les anonymes, la farce change de nature et se rapproche de la comédie ; le théâtre anglais a déjà son caractère national assez déterminé pour lutter contre l’envahissement de la renaissance et ne pas se laisser entraîner, avec la France et l’Italie, à ce retour rapide vers le passé. Les secousses de la réforme même ne l’atteignent pas : un instant l’incertitude, le trouble, paralysent sa vitalité. Les classiques veulent transformer, les moralistes veulent supprimer ; la cour elle-même donne l’exemple, mais cet enthousiasme sans spontanéité pour les anciens n’aboutit qu’à l’euphuism, langage précieux et ridicule qui fut de mode au début du règne d’Élisabeth : le goût du peuple triomphe et s’impose, le drame reste romantique.

Nous nous rapprochons dès lors des poètes déjà connus ; — masques, mystères, moralités, drame ou comédie, tout s’est confondu sous une même tendance, et ces élémens réunis n’ont fait que préparer et fonder ce monument du théâtre anglais que Shakspeare va bientôt immortaliser. L’auteur consacre la fin de son livre à nous faire connaître les poètes dont les œuvres présentent déjà un certain caractère d’unité et que les prédécesseurs immédiats de Shakspeare ont fait oublier, et, à l’aide de textes importans, par des observations minutieuses, il leur rend la juste part de gloire qui leur revient. — Nous devons surtout lui savoir gré d’avoir comblé dans l’histoire littéraire une lacune de plus de cinq siècles et d’avoir apporté dans ce travail de découverte, au milieu de documens si variés, une méthode et une netteté précieuses. Sans être exempt de certains reproches, son livre, avant lui, n’était pas fait, et les historiens pour lesquels il aura éclairé de nouvelles voies pourront le compléter, mais non pas le refaire : il est à regretter que M. Jusserand, qui ne craint pas les généralisations hardies et les rend intéressantes quand il met en parallèle l’Angleterre et la France, trahisse parfois une fougue, un emportement, qui tiennent le lecteur sur la défensive.


PAUL D’ESTOURNELLES DE CONSTANT.

Le directeur-gérant, C. BULOZ.