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culiers se présentent avec un caractère de nouveauté encore plus frappant ; elles sont absolument nouvelles par le sujet comme par la forme.

Plusieurs demandent la santé et la fortune. Rien de plus naturel ; mais ce qui est assez remarquable, c’est qu’ils procèdent à peu près comme le superstitieux de Théophraste qui, après avoir eu un songe, court interroger les devins pour savoir à quel dieu ou à quelle déesse il doit adresser des prières. De même ils prient les dieux de Dodone de leur faire connaître à quel autel ils doivent porter leurs sacrifices et leurs vœux. Le philosophe grec, tout en blâmant d’abord la foi craintive aux songes, semblait donc taxer aussi de superstition la croyance à l’intervention d’une divinité déterminée pour chaque cas, prenant soin des petits intérêts ou des faiblesses de chacun. Que pensait-il des naïvetés dans le genre de celles dont les lames de plomb de Dodone nous donnent la preuve écrite ? Un berger promet au dieu sa reconnaissance s’il réussit dans l’élève de ses moutons. Un autre, qui prend la précaution de ne pas se nommer, demande s’il lui sera avantageux, sans doute dans un partage, d’avoir la maison de ville et la propriété des champs. Agis consulte Zeus Naïos et Dioné au sujet d’oreillers et de couvertures qu’il a perdus ou qu’on lui a volés. Lysanias veut savoir si l’enfant que Nyla porte dans son sein n’est pas de lui. On croirait lire une suite des vœux de l’Icaroménippe. Et que de révélations du même genre n’aurions-nous pas, si le sol avait livré aux explorateurs toute la collection ! Nous achèverions de nous convaincre qu’en fait de puérilités dévotes les modernes ont peu inventé. Pour ne parler que du passé, la dévotion des contemporains de Sénèque à Rome n’était pas plus éclairée, ni surtout plus morale : « Ils murmurent à l’oreille des dieux (c’est-à-dire de leurs statues, dont le gardien du temple leur a permis d’approcher) les prières les plus honteuses ; si quelqu’un les écoute, ils se taisent, et ce qu’ils veulent soustraire à la connaissance des hommes, ils le racontent à Dieu. » Les illusions égoïstes d’une certaine piété se ressemblent dans tous les temps. Il serait curieux de savoir ce que l’oracle répondait aux questions d’Agis et de Lysanias. Peut-être de nouvelles fouilles nous l’apprendront-elles ; car on a trouvé aussi quelques réponses, malheureusement indéchiffrables ou inintelligibles ; mais quand même les recherches seraient assez heureuses pour nous les rendre toutes, il est assez probable que nous ne trouverions dans aucune l’excellent conseil du poète latin, engageant les faiseurs de vœux à souhaiter, avec la santé du corps, la santé de l’esprit, ut sit mens sana in corpore sano.

L’intérêt des découvertes et de la publication de M. Carapanos n’échappe à personne : la vie dévote de la Grèce, ses origines religieuses, éclaircies et étudiées à leur vrai berceau, reparaissent pour ainsi dire sous nos yeux. En consacrant à de pareils travaux sa fortune et son temps, l’auteur sert libéralement la cause de sa patrie.

Jules Girard.