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Ce qui n’est pas moins surprenant, c’est qu’il n’ait pas compris l’admirable figure du Christ. Ce n’est pour lui que le plus médiocre des charlatans. L’élévation de sa morale, le charme de ses entretiens, la touchante simplicité de sa mort l’ont laissé insensible. Ce Grec, épris de la beauté, ne peut reconnaître en lui un idéal divin. « Si l’esprit de Dieu était en effet descendu dans un homme, il fallait que celui-ci se fît remarquer entre tous les autres par la taille, la beauté, la force, la majesté, la voix et l’éloquence, car il n’est pas possible que celui qui portait particulièrement en soi la vertu divine ne se distinguât en rien du reste des hommes. Or celui-ci n’avait rien de plus que les autres. Et même ils reconnaissent qu’il était petit, laid et sans noblesse. » Quant aux miracles qu’on lui attribue, ce ne sont que des jongleries ordinaires, il n’a rien fait de plus remarquable que ce qu’on raconte « d’Aristée de Proconèse, qui disparut aux yeux miraculeusement, et se fit voir ensuite à diverses personnes et en divers lieux, ou de l’Hyperboréen Abaris, qui possédait le merveilleux pouvoir de se transporter d’un lieu dans un autre avec la rapidité d’une flèche, ou de ce Cléomène d’Astypalée, qui, étant entré dans un coffre dont on tenait le couvercle fermé sur lui, n’y fut plus retrouvé. » Une fois en veine de souvenirs et de comparaisons, il ne s’arrête plus, et parmi ceux à qui des peuples ont rendu un culte et qui en somme valent bien le Christ, il n’hésite pas à citer Antinoüs, que les Égyptiens adorent et qui fait, dit-on, des prodiges. Prononcer le nom du mignon d’Hadrien à propos de Jésus, et mettre à côté l’un de l’autre l’idéal de la pureté et le dernier raffinement de la corruption, c’est montrer à quel point des préjugés vulgaires peuvent égarer même une âme généreuse et un esprit éclairé.

Ces préjugés qui troublent la raison de Celse et les violences qui en sont la suite, il est aisé de voir d’où ils viennent. Ce ne sont pas, on l’a déjà dit, les emportemens d’un dévot qui défend ses dieux, mais plutôt des colères de conservateur qui ne peut pas comprendre qu’on change rien à l’ordre établi. Quand nous disons que le paganisme avait lassé les âmes et qu’elles étaient à la recherche de croyances nouvelles, il faut s’entendre et distinguer. En réalité les religions ne gênent que ceux qui y croient ; les indifférens trouvent toujours quelque moyen de s’en accommoder. On vient de voir comment les gens éclairés, grâce à la doctrine platonicienne des démons, arrivaient à unir leur monothéisme philosophique avec le polythéisme de la foule. On sait aussi qu’ils acceptaient les légendes et les croyances même les plus ridicules de la mythologie en les corrigeant par des interprétations savantes, et qu’ils n’éprouvaient pas le besoin de les détruire, puisqu’on leur permettait d’en changer le sens et de les expliquer comme ils le trouvaient bon. De cette manière, ils pouvaient sans hypocrisie et sans scrupule entrer dans les