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Pendant cette mort antique, Vaudreuil et Bigot s’enfermaient tous les deux en secret, comme des criminels, dans une petite maison voisine du fort et se mettaient à rédiger un projet de capitulation. La nouvelle s’en répandait à l’instant parmi les officiers, dit le père Martin dans son livre si précis, et excitait l’indignation générale. Un mouvement spontané se produisait dans les régimens. Le colonel de Béarn-Dalquier accourait avec Poulhariés et une foule d’autres pour s’opposer à ce qu’ils regardaient comme un déshonneur. Bigot et Vaudreuil, tremblans devant cette sédition du grade, abandonnaient leur plan.

Le camp offrait l’image du désordre et du deuil ; tel le camp de Turenne au lendemain de sa mort. Vaudreuil ne savait que résoudre ; les soldats murmuraient et pleuraient Montcalm. Pour comble de malheurs, Lévis n’était pas encore de retour d’une expédition qu’il conduisait vers Montréal. Sous l’influence de Vaudreuil et de Bigot, on résolut de gagner cette ville et on leva le camp précipitamment en abandonnant plus de dix jours de vivres. Lévis rejoignit trois jours après l’armée. Il blâma la retraite ; lui aussi disait que, puisque le plateau d’Abraham était pris, il fallait le reprendre. Il forçait Vaudreuil à retourner avec l’armée sur Québec, lorsqu’il apprit tout à coup la capitulation de cette ville. Il reprenait tristement le chemin de Montréal.

Lévis avait beau faire des miracles à son tour : en vain remettait-il le siège devant Québec, en vain gagnait-il une bataille furieuse et désespérée dans ces mêmes plaines où Montcalm était tombé sept mois auparavant, sans flotte, mourant de faim, sans poudre, n’ayant plus que deux mille cinq cents hommes, il finissait par être cerné. Il fallait enfin céder à une armée de vingt mille soldats, et la capitulation de Montréal livrait le Canada à l’Angleterre.

L’héroïsme de Montcalm avait-il donc été inutile, puisque l’issue c’était la défaite ? Non ! L’honneur était sauf. Au fond ce n’était pas sur le pays que retombait la responsabilité du désastre. Cette petite armée, qui était allée mourir si loin avec son général, après des miracles de toute sorte, avait brillamment démontré ce que pouvait le génie de notre race. Dans cet effondrement de nos colonies, ce n’était ni le patriotisme, ni l’intelligence politique ou militaire, ni les qualités individuelles qui nous avaient fait défaut. Les instrumens de ruine, c’était le système colonial lui-même, c’était la politique desséchante de Versailles. On tombait sous la décrépitude du pouvoir. Cette défaite, c’était la preuve d’une décadence officielle arrivée à son apogée, c’était la faillite de tout un ordre de choses.


TIBULLE HAMONT.