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postes qui gardaient la côte de laisser passer les bateaux, Wolf faisait faire un simulacre d’attaque sur la ligne de Beauport et s’embarquait hors de la vue de Québec avec Monkton, Murray, et quatre mille hommes d’élite, sur des barques qui remontaient le fleuve en silence. Wolf, pendant cette navigation tragique, récite à demi-voix l’élégie de Thomas Gray : « L’orgueil des titres, la pompe du pouvoir, tout ce que la fortune a jamais pu donner, sont également soumis à l’heure inexorable. Le chemin de la gloire ne conduit qu’au tombeau. » Il se réveille de son enthousiasme, soupire, et, se tournant vers ses compagnons, l’œil humide encore, il leur dit : « Je préférerais la gloire d’avoir fait de si beaux vers à celle de vaincre demain. » Tout d’un coup chacun se tait et regarde dans la nuit ; une sentinelle française s’est levée brusquement et a crié : « Qui vive ! » Des officiers parlant bien notre langue répondent : « France ! bateaux de vivres ; ne faites pas de bruit. » Et la sentinelle disparaît, et tout redevient calme comme par miracle. On arrive enfin à l’anse au Foulon ; on saute à terre. Les soldats, suspendus entre le ciel et l’eau, gravissent le rocher. On arrive à la redoute. On la cerne. Le commandant est dans son lit. Les factionnaires, à l’exemple de leur chef, un corrompu, ami intime de Bigot, dorment à leur poste. On tue ce qui résiste. On prend le reste, et le gros du corps de Wolf se hisse sur la falaise, étonné de sa facile victoire. Le général anglais ne s’arrête point, il reforme ses troupes et marche aussitôt sur la plaine d’Abraham. Des fuyards répandirent dans la ville le récit des événemens de la nuit. Montcalm pâlissait à cette infernale nouvelle. « Le plateau d’Abraham est pris, s’écriait-il en frémissant, il faut le reprendre. » Lui seul, ce jour-là, vit clairement ce qu’il y avait à faire. Ceux qui l’accusent de témérité, d’irréflexion et de précipitation, ne se rendent pas compte de l’importance de la position d’Abraham dans le système défensif édifié par Montcalm. Tout y était calculé précisément pour empêcher l’Anglais de prendre pied sur cette colline. Le plateau pris, il fallait reporter la défense sur Montréal. En attaquant au contraire immédiatement l’armée anglaise, on pouvait la surprendre en flagrant délit de formation et la battre. Bougainville ne pouvait être loin ; il recevrait à temps l’ordre de marcher à l’ennemi ; le canon le guiderait au besoin. Enfin, et quoi qu’il y eût, il fallait couvrir la ville en jetant des troupes en avant pour disputer le passage aux Anglais. Mais il fallait agir avec une rapidité foudroyante. Montcalm rassemble en hâte quatre ou cinq mille hommes, se met à leur tête, et, au pas de course, traverse le pont Saint-Charles et la ville. Il arrive comme un torrent sur le plateau. Un étrange spectacle l’y attendait. Au lieu de troupes en marche, il trouve l’ennemi en ligne de bataille, la droite appuyée à un bois, celui de