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Qu’opposer à cela ? Huit bataillons, qui font trois mille deux cents hommes, le reste, troupes de la colonie, dont mille deux cents en campagne, le surplus à Québec, Montréal ; puis les Canadiens. Avec si peu de forces, comment garder sans miracle depuis l’Ohio jusqu’au Saint-Sacrement et s’occuper de la descente de Québec, chose possible ? Qui écrira le contraire de ce que j’avance trompera le roi. Ce n’est pas découragement de ma part, ni de celle des troupes, résolus de nous ensevelir sous les ruines de la colonie ; mais les Anglais mettent sur pied trop de forces dans ce continent pour croire que les nôtres y résistent et attendre une continuation de miracles qui sauve la colonie de trois attaques. »

Versailles restait sourd à cet appel suprême. Un ou deux navires, réduits à se cacher dans les brumes de l’Océan pour échapper aux croisières anglaises, apportaient quelques sacs de farine comme pour prolonger l’agonie de la Nouvelle-France et aider au commerce de Bigot. La famine revenait avec l’hiver de 1758 à 1759, et plus terrible que jamais. Toute industrie avait cessé. Bigot et sa bande restaient les seuls négocians debout, et le papier-monnaie se dépréciait chaque jour davantage. La misère était partout, chez les colons et dans les régimens. La solde ne suffisait plus aux officiers. « L’histoire le croira-t-elle, s’écrie M. de Bonnechose, il y a eu les pauvres honteux de Carillon. » A tout prix, il fallait éclairer le roi sur le dénûment de la petite armée qui mourait en Amérique. Montcalm se décidait à envoyer un officier en France. C’était Bougainville, avec Doreil, que Montcalm choisissait pour remplir cette mission. La cour accueillait avec faveur les deux députés. On nommait Montcalm lieutenant-général ; on proposait même, dans le conseil, de lui décerner le bâton de maréchal. On comblait l’armée d’honneurs, mais on faisait la sourde oreille sur la question des secours. Bougainville avait beau s’évertuer, il ne gagnait rien. Il avait remis au ministre quatre mémoires qui exposaient la situation de la colonie et ses besoins. Le ministre de la marine, Berryer, s’emporta et dit à l’envoyé de Montcalm : « Eh ! monsieur, quand le feu est à la maison, on ne s’occupe pas des écuries. — On ne dira pas, monsieur, que vous parlez comme un cheval, » répliqua Bougainville.

On ne fit pas plus de cas d’une grande conception militaire de Montcalm. C’était un plan de retraite sur la Louisiane, dans le cas où Québec tomberait au pouvoir de l’ennemi. Cette ville prise, on ne pouvait plus rester au Canada sans capituler. Il proposait de descendre sur la Louisiane par le Mississipi, de s’établir fortement à la Nouvelle-Orléans, et là, appuyé sur la frontière du Mexique, alors à l’Espagne, notre alliée, de faire tête aux Anglais. Le destin ne voulut pas laisser à Montcalm la gloire d’entreprendre une opération aussi grandiose. Le maréchal de Belle-Isle, bien intentionné au fond,