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Vers sept heures du soir, l’ennemi commença sa retraite, et bientôt les défenseurs du plateau virent disparaître dans les profondeurs de la forêt ces masses qui venaient d’échouer devant une stratégie supérieure. Les pertes des Anglais étaient énormes : ils avaient près de cinq mille tués ou blessés ; les nôtres ne se montaient qu’à trois cent cinquante hommes. L’obscurité de la nuit, l’épuisement et le petit nombre de nos troupes, les forces de l’ennemi encore bien supérieures aux nôtres, la nature des bois, la construction de retranchemens où les ennemis pouvaient faire tête, l’absence de sauvages, empêchaient toute poursuite. Au reste Montcalm ne se croyait pas encore quitte d’Abercrombie ; il craignait une nouvelle attaque pour le lendemain et en conséquence prenait toutes les dispositions pour la repousser ; il faisait élever des traverses, établir des batteries. La journée du 9 se passa sans alerte, et nos éclaireurs, descendus jusqu’à la rivière, revinrent sans avoir rencontré l’ennemi. Le 10 au matin, Levis s’avança jusqu’au-delà du portage. Il trouva partout les traces d’une fuite précipitée : des blessés, des équipages, des vivres abandonnés dans les marais. L’ennemi s’était rembarqué ; il n’y avait plus un Anglais devant Carillon !

Cette victoire, ce n’était pourtant qu’un brillant fait d’armes, et voilà tout. Des trois tentatives d’invasion faites par l’ennemi, deux avaient réussi, si l’une avait échoué. Le lac Ontario était ouvert aux navires de la Grande-Bretagne, grâce à la prise du fort Frontenac, où l’incapable Vaudreuil n’avait su loger que soixante-dix hommes. Après une défense héroïque, Louisbourg était tombée aux mains des Anglais. Montcalm avait vu ces désastres sans y pouvoir parer. Pour sauver la colonie, il eût fallu arrêter la marche des armées anglaises en brisant au sud leurs lignes d’opération et en courant aussitôt, à trois cents lieues de là, à l’est, recommencer l’attaque contre les troupes de Wolf, il eût fallu en un mot répéter à Louisbourg et à Frontenac les miracles de Carillon. Et c’était de toute impossibilité, vu la longueur des distances à franchir, la simultanéité des attaques de l’Anglais. La victoire de Carillon permettait de passer encore un hiver sur la terre canadienne ; mais qu’arriverait-il au printemps ? C’était la date fatalement assignée à la catastrophe.

Montcalm se jurait de tenir ferme. « J’avais demandé mon rappel, écrit-il au ministre ; puisque les affaires de la colonie vont mal, c’est à moi à tâcher de les réparer, ou tout au moins à retarder le plus possible la perte du Canada. » Quelques jours plus tard, il demandait des secours, bien qu’il comptât peu sur l’appui de Versailles, lui qui trois mois avant suppliait vainement qu’on lui envoyât au moins de la poudre. « La situation de la Nouvelle-France est des plus critiques, Monseigneur, si la paix ne vient pas au secours. Les Anglais réunissent plus de cinquante mille hommes.