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semblait possible de lutter. En suppléant au nombre par le choix des positions, en se retranchant toujours, en ne sacrifiant rien au hasard, on pouvait résister jusqu’à l’arrivée des secours. « Quand même, écrit-il à sa mère, nous ne ferions qu’une défensive, si elle arrête l’ennemi, elle ne sera pas sans mérite. Imaginez que je ne puis être en campagne, avec des forces médiocres, avant six semaines, et toujours obligé de licencier moitié de mon armée pour la récolte. Ne serai-je jamais en Europe à la tête d’une armée où ces obstacles (ne se rencontreront pas ? Pour cette année-ci, je croirai faire beaucoup de parer à tout. Ainsi n’attendez rien de brillant. Je veux être Fabius plutôt qu’Annibal, et c’est nécessaire. » Montcalm était trop modeste, comme dit M. de Bonnechose, et pouvait promettre du brillant et même du plus grand brillant. Il allait faire des prodiges.

Où se porterait le principal effort des Anglais ? Montcalm n’hésitait pas à désigner Carillon comme l’objectif d’Abercrombte. Montcalm y arrivait en toute hâte le 30 juin. Il voulait une bataille défensive. Après une reconnaissance minutieuse du terrain, il prit la résolution d’établir ses troupes, tout proche du fort, sur un mamelon qui se dressait comme un bastion naturel, dans l’angle formé par la rivière à la Chute et le lac Champlain. La force de cette position inspirait à Montcalm une telle confiance qu’il écrivait à Doreil : « J’ai affaire à une armée formidable, mais je ne désespère de rien ; j’ai de bonnes troupes, et, si l’ennemi par sa lenteur me donne le temps de me retrancher, je le battrai. »

Le temps, c’était là la grosse question ! L’armée anglaise était tout près, et il fallait au moins quatre ou cinq jours pour fortifier le plateau que Montcalm considérait comme la clé du Canada. Un élan, un acte de vigueur d’Abercrombie, et c’en était fait de la défense sous Carillon. Le général français n’avait qu’une pensée, inspirer de la timidité à l’ennemi et couvrir la position afin de s’y fortifier. Il laisse donc la plus forte partie de l’armée à la construction des barricades, et avec le reste il traverse brusquement la rivière à la Chute et s’avance fièrement à la tête du portage, à plus d’une marche en avant de Carillon. Il pousse ses grand’gardes plus loin encore, conservant toujours le contact avec les troupes légères de l’ennemi, comme s’il avait pour but unique d’empêcher le débarquement des Anglais. Abercrombie n’ose tenter la descente que quand il tient dans sa main, si l’on peut dire, les innombrables bateaux qui portent son armée. Bourlamaque se repliait lentement en couvrant les habits rouges d’une fusillade meurtrière et rejoignait Montcalm, qui repassait avec toutes les troupes la rivière à la Chute, et, après avoir rompu les ponts derrière lui, remontait