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hideuse les scalps arrachés aux crânes des vaincus, les guerriers des cinq nations, Iroquois et Hurons, apparaissaient et disparaissaient tour à tour.

Cette armée était pleine de courage, de bonne volonté, de patience. On pouvait exiger autant de ses jambes que de ses bras ; les régimens français s’étaient tout de suite accoutumés aux conditions de la guerre dans ce pays. On voyait nos soldats, la hache à la main, le fusil sur le dos, cheminer sous bois, ou porter sur les épaules au-delà des cataractes les canots remplis de vivres et de munitions, et l’hiver, courir avec bonne humeur comme à une partie de plaisir, la raquette aux pieds, derrière les traîneaux tirés par de grands chiens.

On devait surtout cet entrain des troupes aux officiers ; jamais ils ne furent meilleurs. C’était le chevalier de Lévis, alors brigadier, véritable homme de guerre, très habile, très résolu, infatigable marcheur, qualité précieuse pour une pareille campagne, courageux comme Condé, d’un sang-froid de Peau-Rouge, plein d’acquis, de bon sens, d’élan, avec cela un coup d’œil de général, en un mot, l’homme désigné pour remplacer Montcalm au commandement. C’était Bougainville, plus tard une de nos illustrations maritimes ; c’était Bourlamaque, colonel d’infanterie et ingénieur, un peu minutieux, comme les gens qui ne livrent rien au hasard, mais du premier mérite avec des talens supérieurs, de la fermeté et le meilleur ton, et qui « allait gagner furieusement dans l’esprit de tout le monde pendant la campagne qui allait s’ouvrir. »

Montcalm, d’accord avec le marquis de Vaudreuil, gouverneur de la colonie, arrêta le plan des opérations de 1757. On se bornait à faire quelques courses et à s’emparer du fort de Chouegen, sur la côte méridionale du lac Ontario. « Ce poste, dit un mémoire du temps, ouvrait aux Anglais l’accès de la grande nappe d’eau d’où sort le Saint-Laurent. De là il était facile de couper la colonie par le centre et d’arrêter immédiatement toutes les communications avec les postes qui en dépendent. Tous les pays d’en haut et la Louisiane se trouvaient ainsi complètement isolés. » Il était de toute nécessité d’arracher du cœur de la colonie ce coin que l’Angleterre y avait enfoncé ; mais avant d’entreprendre ce siège, il fallait assurer les flancs de l’armée contre les attaques de l’ennemi par l’occupation de deux points : d’abord Frontenac, qui paralysait Chouegen et offrait une base solide pour la concentration des troupes, puis Carillon, dont les remparts étaient à peine achevés. Bourlamaque se logeait donc à Frontenac, et le régiment de Royal-Roussillon s’établissait à Carillon. Dans la pensée de Montcalm, l’occupation de ce dernier point était une feinte destinée à tromper l’ennemi sur les véritables mouvemens de l’armée française et à