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théologiques des philosophes et de défendre la religion de son pays. C’est le modèle que Minucius Félix a fidèlement reproduit ; Fronton aurait parlé d’une autre façon. Cæcilius, tout apologiste qu’il prétend être du paganisme, est en somme une sorte de sceptique qui ne croit guère à cette religion qu’il défend, qui ne s’y rattache que faute de mieux et pour couper court à des discussions inutiles. Au contraire, Fronton était un dévot sincère et un païen pratiquant. Il raconte qu’il sacrifiait à tous les autels, quand un de ses amis était malade, qu’il visitait toutes les chapelles et faisait ses dévotions à tous les arbres des bois sacrés. Il n’est donc pas le modèle sur lequel Minucius Félix a formé son personnage. C’est plutôt à Cotta ou même à Cicéron qu’il songeait en le faisant parler ; et, comme à la fin de son dialogue il représentait Cæcilius convaincu par les argumens de son adversaire et promettant d’embrasser la foi qu’il vient de combattre, il devait lui sembler que c’était Cicéron lui-même qu’il amenait au christianisme. Convertir Cicéron, quelle joie et quel triomphe pour un chrétien ami des lettres !

J’avoue que je trouve M. Aubé singulièrement sévère pour le charmant ouvrage de Minucius Félix. En général on le traite mieux, et, pour ne parler que des derniers venus, M. Halm, un des plus fins critiques de l’Allemagne, qui vient d’en donner une nouvelle édition, l’appelle « un livre d’or. » M. Aubé n’y voit qu’une déclamation d’école, et consent tout au plus à y trouver quelques jolis détails. Ce qu’il y a de plus surprenant, c’est qu’il reproche surtout à l’Octavius ce qui en fait précisément l’intérêt. Il n’est pas écrit sans daute pour les foulons et les cordonniers dont Celse parle avec tant de mépris, et qui composaient, selon lui, le fond de la secte nouvelle. Ceux-là ne lisaient guère, et l’on n’employait pas pour les convaincre des livres écrits en beau langage. Minucius Félix s’adresse aux gens du monde, et il se sert des moyens qu’il sait les plus sûrs pour les gagner[1]. Est-ce un crime, après tout, et le service qu’il voulait rendre à la religion qu’il avait embrassée était-il si méprisable ? Les pauvres gens lui avaient fait un bon accueil, et ils étaient venus vers elle en grand nombre dès les premiers temps. Il fallait bien qu’elle conquît à leur tour les riches. Une doctrine qui ne parvient pas à entamer les classes dirigeantes et lettrées est destinée à périr obscurément. C’était donc une nécessité absolue pour le

  1. Il cherche surtout à écrire dans le style qui leur plaît le plus. La façon d’écrire de Minucius Félix, qui ne peut guère se comparer qu’à colle de son contemporain Apulée, serait fort curieuse à étudier de près. C’était la langue de la société polie de l’époque des Antonins ; elle ne ressemble pas sans doute à celle de Tertullien, qui écrivait dans un autre temps et pour un autre public ; mais elle est encore plus différente de la langue de Cicéron. J’ai peine à comprendre comment M. Aubé suppose que l’Octavius a pourrait être sorti de l’officine de quelque néo-cicéronien du XVIe siècle ; » Jamais cicéronien d’aucun temps n’a parlé ce langage.