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ses adversaires, les ait tous attaqués afin d’atteindre plus sûrement son ennemi. C’était une pratique familière à Cicéron, qui n’hésitait pas à maltraiter les Gaulois, les Alexandrins, les Asiatiques et les Juifs quand il pouvait en tirer quelque profit pour sa cause. Cette dernière hypothèse me paraît la plus vraisemblable. On ne peut s’expliquer le peu de bruit qu’a fait le discours de Fronton qu’en supposant qu’il ne s’occupait des chrétiens que par hasard et dans une cause privée. Si un personnage de cette importance, qui garda toute sa renommée jusqu’à la fin de l’empire, avait consacré tout un discours à les combattre devant le sénat, il me semble qu’on en aurait parlé davantage et qu’il en resterait plus de traces. Quoi qu’il en soit, Fronton s’était contenté de ramasser contre eux quelques calomnies populaires, sans prendre la peine d’en vérifier l’exactitude : c’étaient ces vieilles accusations d’inceste et d’assassinat dont les Romains ont été de tout temps si prodigues. « Il ne parle pas, dit Minucius, avec la gravité d’un témoin qui vient affirmer un fait ; il lui suffit de nous injurier comme un avocat. » C’était encore une tradition de l’ancienne rhétorique. Cicéron recommande à ceux qui veulent réussir au barreau d’embellir leurs plaidoyers de quelques petits mensonges bien imaginés, causam mendaciunculis adspergere. En recueillant avec soin et en répétant pour son compte des calomnies qui pouvaient servir à déconsidérer un adversaire, Fronton était fidèle aux leçons de ses maîtres.

C’est Minucius Félix, un avocat de Rome, un contemporain de Fronton, qui nous a conservé seul quelque souvenir de son discours. L’ouvrage où il en parle, l’Octavius, est un dialogue où il fait discourir ensemble un païen et un chrétien. Comme le païen, Cæcilius, reproduit les accusations de Fronton dont on vient de parler, M. Aubé ne peut s’empêcher de croire que c’est de Fronton aussi qu’il a pris ses autres argumens, et que nous avons conservé dans le petit livre de l’avocat chrétien « tout l’essentiel de la polémique du rhéteur de Cirtha. » Cette hypothèse paraît d’abord très séduisante ; mais voici les raisons qui m’empêchent de la croire vraie. — D’ordinaire, quand on choisit pour exposer ses idées la forme du dialogue, et qu’on met aux prises une personne qui les attaque et une autre qui les défend, on est tenté de ne pas se créer un adversaire trop habile pour que la victoire soit plus facile et plus complète. Minucius Félix semble avoir voulu se préserver de ce défaut. Ce païen idéal, qui doit représenter tout son parti, et auquel il s’est chargé de répondre, il ne l’a pas tout à fait imaginé à sa fantaisie, et il est allé le prendre chez un écrivain autorisé. Cicéron, dans ses dialogues de la Nature des dieux, attribue le premier rôle à un personnage important, Aurelius Cotta, qui fut grand pontife, et auquel il donne cette double tâche de ruiner les systèmes