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Les Idylles héroïques publiées en 1858 sont la continuation des Symphonies. Dans les trois pièces dont se compose le recueil, Franz, Rosa mystica, Herman, on retrouve les mêmes procédés, le même concert des voix de la nature alternant avec les voix intimes du poète ; surtout, et c’est là le principal intérêt du livre, on y aperçoit le même effort que fait le songeur pour se rattacher aux devoirs de l’humanité. M. de Laprade a fini par comprendre que cet éternel commerce avec l’esprit des cimes ressemblait à une orgueilleuse oisiveté. Le vieux bûcheron de la montagne va s’intéresser aux ouvriers de la plaine. C’est l’aïeul lui-même qui, d’une voix ferme et dans le langage le plus net, détourne Franz de ses rêveries altières : — « Fais comme nous, lui dit-il, sois un homme parmi les hommes, travaille, aime, prends femme, bâtis un foyer, élève une famille. Est-ce que nos ancêtres s’exaltaient de la sorte au fond des solitudes ?

Ceux-là n’avilent pas l’envie
De fuir tout le genre humain,
Et, pour traverser la vie,
Ils prenaient le droit chemin.
Par la montagne et la plaine,
Partout où le blé mûrit,
Ils creusaient, sans perdre haleine,
Le sillon qui te nourrit.
Posant leur sceptre de frêne
Sur le seuil de la maison,
Ils rentraient, l’âme sereine,
Sans rêver d’autre horizon.
Fais comme eux ; viens, abandonne
L’oisif orgueil ; il te perd.
La nature qui t’est bonne,
C’est le champ, non le désert !


J’aime à faire prononcer par le poète lui-même la condamnation de ses anciennes fautes. Vraiment, c’est assez de sommets, assez de glaciers et de pics neigeux. En vain Franz le songeur, emporté par le démon qui l’agite, veut-il s’élancer encore vers le désert alpestre ; Berthe la jeune fermière a retenu le vagabond. C’est toute une vita nuova qui commence (en sens inverse de celle du Dante), la vita nuova du labeur familier, la saine existence du laboureur et du vigneron. Oh ! les jaunes moissons ! les rouges vendanges ! et que d’enfans frais et joufflus prenant leurs ébats dans la cour de la ferme ! Il y a dans tout cela un souffle de réalité qui fait grand bien. Décidément le poète se transforme, et si, comme dans Rosa mystica, comme dans Herman, il remonte encore vers ses montagnes, ce ne sera plus sur les glaciers inhabitables qu’on le verra