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l’élégant Tennyson ; pour la conduite du récit et l’arrangement des épisodes, cela rappelle l’Éloa d’Alfred de Vigny. J’ajoute que l’œuvre est tout à fait originale et que, par l’étrangeté même de la donnée, elle forme un anneau sans modèle, un anneau d’or et de diamant, dans la chaîne des inspirations philosophiques de M. Victor de Laprade.

Est-ce là pourtant tout ce que les ravissemens de la nature devaient fournir à un penseur de haut vol ? Quoi ! un poète abdiquant les droits et les devoirs de l’homme devant la majestueuse immobilité du chêne ! Une créature mystérieuse hésitant devant la destinée humaine et retournant vers les mondes inférieurs qui lui semblent plus près de Dieu ! M. de Laprade sentit bientôt le vide de cette doctrine ; avant même qu’il eût cherché d’autres voies, un cri de désenchantement s’échappa un jour de ses lèvres, il douta de la nature adorée, il douta de la solitude sainte, et au plus haut de ces hauts sommets qui d’en bas lui apparaissaient comme un temple il vit sa religion s’évanouir :

Plus haut que le sapin, plus haut que le mélèze,
Sur la neige sans tache au soleil j’ai marché ;
Dans l’éther créateur je me baigne à mon aise ;
Le monde où j’aspirais, mes deux pieds l’ont touché.
J’ai dormi sur les fleurs qui viennent sans culture,
Dans les rhododendrons j’ai fait mon sentier vert ;
J’ai vécu seul à seule avec vous, ô nature !
Je me suis enivré des senteurs du désert.
Je me suis garanti de toute voix humaine
Pour écouter l’eau sourdre et la brise voler ;
J’ai fait taire mon cœur et gardé mon haleine,
Pour recevoir l’esprit qui devait me parler ;
Et voilà qu’entouré des cimes argentées,
Cueillant le noir myrtil, buvant un flot sacré,
Goûtant sous les sapins les ombres souhaitées,
Libre dans mes déserts, voilà que j’ai pleuré !
Est-ce donc par orgueil que ton front nous attire ?
Est-ce pour éblouir que ton œil resplendit,
O nature ! et n’as-tu rien de plus à me dire
Que ces mots : Je suis grande et vous êtes petit !
Pourquoi devant mes yeux ta paupière abaissée.
Tout langage entre nous s’est-il déjà perdu ?
Je viens chercher en toi quelque sainte pensée :
Pourquoi, d’un signe au moins, n’as-tu pas répondu ?


Le rêveur se trompait ; la nature avait répondu, puisqu’elle lui mettait au cœur ce nouvel aiguillon. Une telle amertume était plus