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une autres au moins dans des conditions de succès semblables à celles-ci. Les races sauvages qui ont disparu devant la civilisation en étaient trop éloignées pour en pouvoir être pénétrées. La race indoue, qui a résisté à toutes les tentatives de conversion des Anglais, avait elle-même sa civilisation propre qui a dû la rendre rebelle au prosélytisme d’une nation conquérante. Les empires chinois et japonais sont de vieilles sociétés organisées qui ne peuvent être affectées que par le dehors des influences européennes. L’éducation des noirs en Amérique est un fait tout différent. Nés dans le pays, participant depuis de longues années à sa langue, à sa religion, à ses mœurs démocratiques, sans traditions propres, sans aucuns souvenirs de leur pays d’origine, doués d’une vitalité résistante et d’une fécondité qui leur permettra de ne pas disparaître comme les Indiens, ils sont dans les conditions les plus favorables pour recevoir l’éducation civilisatrice, s’ils en sont capables. Le peu de progrès qu’a fait la race nègre livrée à elle-même ne prouve rien contre ce qu’elle peut devenir en restant mêlée et assimilée à une race plus forte qu’elle. Ce n’est pas sans doute en une ou deux générations qu’une pareille expérience peut donner tous ses fruits. Nous n’en verrons certainement pas les résultats. On ne peut faire franchir en si peu de temps à aucune race humaine l’intervalle immense qui sépare la barbarie de la civilisation. Il y a un siècle, les ancêtres des noirs d’Amérique habitaient les états les plus barbares de l’Afrique ; et peut-être lors même de l’émancipation beaucoup des noirs affranchis avaient-ils vu eux-mêmes les forêts africaines. Croire que par l’éducation seule on peut transformer un enfant sauvage en un habitant de New-York et de Paris est une illusion que n’autorise en aucune façon la foi la plus vive en l’unité de l’espèce humaine. Un enfant n’en est pas moins un enfant pour être constitué sur le type de l’homme. La race nègre est une race en enfance. L’éducation peut abréger les étapes qui la séparent du niveau civilisé actuel : elle ne peut pas les supprimer. Triompher de ce que la race nègre n’atteindrait pas du premier coup la race blanche n’est que le sophisme du vieil orgueil esclavagiste humilié. Enfin l’expérience est entamée, et l’on peut s’en rapporter à l’énergie américaine pour la pousser jusqu’au bout. C’est la plus grande œuvre de fraternité que l’espèce humaine ait eu à accomplir de nos jours. Tous ceux qui ne s’étonnent pas qu’il ait plu à Dieu « de mettre une âme dans un corps tout noir » suivront cette épreuve avec confiance et espérance. La philosophie a le droit de s’intéresser à cette œuvre, car elle est la sienne propre ; c’est elle, c’est son esprit qui a fait les noirs libres ; c’est encore elle qui en fera des hommes et des citoyens.


Paul Janet.