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homme à servir, quoique Bolski, fils de Bolski, la cause obscure et souterraine de la patrie, — cette espèce d’hésitation enfin de la comtesse de Liévitz entre le soin de sa dignité blessée d’une part et de l’autre un caprice de grande dame qui semblait un commencement d’amour, — remarquez que ce sont là, rassemblés et déjà comme impliqués les uns dans les autres, tous les ressorts de l’action qui va s’engager. Nous ne regrettons qu’une chose, en vérité : c’est que cette très belle scène ne soit pas placée au premier acte. Une idée très heureuse encore, c’est d’avoir agrandi le rôle du prince Reschnine, qui dans le roman ne faisait que passer. M. Cherbuliez a trouvé là l’occasion d’écrire une autre très belle scène, de l’effet le plus émouvant, en mettant face à face, dans l’acte de la prison, le prince Reschnine et le comte Ladislas, celui-ci, tout bouillant d’une généreuse colère, appelant la mort avec une violence qui compromet presque sa dignité ; celui-là d’une indulgence, d’une compassion presque affectueuse, et relevant ce qu’il y a d’injurieux dans l’emportement du comte avec une froideur mesurée, comme celle d’un homme qui comprend toutes les choses nobles et qui pardonne beaucoup à l’exaspération d’une grande tentative échouée.

Nous touchons ici ce qui fait surtout le grand intérêt de l’Aventure de Ladislas Bolski : je dis la noblesse des sentimens que tous les personnages y expriment. Même quand ils succombent, comme le comte Bolski, même quand ils tombent, comme la comtesse de Liévitz, c’est encore, c’est toujours avec noblesse. M. Cherbuliez n’a pas voulu faillir à cette définition de l’art que le lecteur retrouvera dans cette même Aventure de Ladislas Bolski, l’art qui ne serait rien s’il n’était d’abord le charme de l’imagination et la séduction de l’esprit ; car vraiment qu’avons-nous à faire du détail quotidien de l’existence, et ne sommes-nous pas assez petits, sans qu’on exige de nous que nous prenions plaisir à nous voir encore rapetisses dans le roman et sur la scène ? C’était l’impression du public l’autre soir, au Vaudeville. En voyant le drame se dérouler, en entendant passer tous ces mots de dignité, d’amour, d’honneur, de patrie, dont pas un ne sonnait à faux, les seuls qui ne vieillissent pas ou plutôt qui respirent l’éternelle jeunesse, en écoutant cette langue si limpide et si ferme, on se sentait transporté dans un monde idéal, vrai de la vérité poétique, la seule qui soit digne de l’artiste et de l’art. Le public, mettons la foule, est donc encore capable de comprendre et de sentir la beauté. Le réalisme, le naturalisme, l’impressionnisme, et tous les paradoxes en isme de l’impuissance ne nous ont pas encore gâté sans retour ni recours le spectateur français. Sans doute, son goût et son jugement n’ont pas toujours toute l’autorité, toute la fermeté d’autrefois. C’est ainsi qu’en applaudissant au drame de M. Cherbuliez il semblait regretter par instans que l’action ne marchât pas plus vite, que questions, réponses