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sans un étonnement mêlé d’un peu de scandale la lettre qu’il a adressée le 15 décembre dernier au conseil fédéral et dans laquelle il déclare qu’il n’y a point de salut hors du protectionnisme. Dans le fond il n’est ni protectionniste, ni libre-échangiste. Il désire que les industries allemandes soient prospères ; mais ce qui le touche particulièrement, c’est l’intérêt du fisc, et les vrais motifs qui lui font souhaiter la révision du tarif douanier, il n’a en garde de les indiquer dans sa lettre. Il pourrait dire comme ce patriote suisse qui se souciait beaucoup plus de son canton que de la confédération : « Ma chemise m’est plus chère que mon habit. » Sans doute il tient beaucoup à son habit ; mais avant tout il s’occupe de défendre sa chemise contre ses ennemis, et pour la mettre en sûreté, il emploie tous les moyens, il invoque tous les principes, sans craindre d’en changer. C’est là le secret de ses variations.

Si la lettre du 15 décembre avait étonné l’Allemagne, le projet de loi disciplinaire dont M. de Bismarck vient de saisir le conseil fédéral l’a frappée d’une véritable stupeur. Rien n’est plus étrange en effet que ce projet de loi destiné à réprimer les abus et les écarts de parole qui pourraient se commettre dans le parlement. On a bien tort de prétendre qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Jusqu’aujourd’hui on avait cru qu’un parlement est un endroit où il est permis de parler. Si le projet dont M. de Bismarck s’est fait le patron était agréé par le conseil fédéral, s’il était voté par le Reichstag, l’Allemagne offrirait un exemple unique au monde ; elle posséderait une assemblée représentative dans laquelle il serait prudent de ne jamais demander la parole, crainte d’accident. Quiconque y laisserait échapper un mot malencontreux, irréfléchi, téméraire, serait jugé sans appel par une sorte de commission martiale composée du président, des deux vice-présidens et de dix membres nommés au commencement de chaque session. Suivant la gravité du délit, il pourrait être condamné à subir une réprimande devant la chambre réunie en séance, ou à faire des excuses dans les formes prescrites par la commission, ou à se voir exclu de l’assemblée pour toute la durée de la législature, auquel cas il serait rayé de la liste des éligibles. Que si le délit paraissait outrageux, si l’on décidait qu’il tombe sous le coup des peines édictées par le code criminel, le Reichstag, au mépris des articles de la constitution qui proclament que les députés sont inviolables, pourrait ordonner des poursuites et déférer le délinquant aux tribunaux. À ce compte, le métier de député mériterait d’être classé parmi les professions dangereuses, car l’auteur du projet a négligé de définir nettement les délits de parole, on peut en commettre sans le vouloir et sans le savoir. Un journal satirique de Vienne remarquait à ce propos que, la loi une fois votée, les membres du Reichstag appartenant à la catégorie des gens mal vus, mal pensans et suspects feraient bien de se condamner au silence perpétuel, et que, si M. Hasselmann ou tel autre socialiste s’avisait de s’écrier : Je demande la