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autre voie. Les apologistes de Malet ont singulièrement méconnu cette règle fondamentale, et, ce qui est plus grave, ils l’ont méconnue sciemment. Par bonheur, de nombreux documens, des témoignages autorisés, des pièces d’une importance capitale échappées aux flammes qui brûlèrent en 1814 la majeure partie des papiers de la police impériale, des lettres émanées de personnages considérables, écrites, pour ainsi dire, sous la dictée du roi Louis XVIII, permettent de restituer à l’affaire du 23 octobre son caractère et sa portée véritables.

Au nombre de ces documens figure en première ligne le fameux sénatus-consulte rédigé par Malet, de concert avec l’abbé Lafon. Cet abbé Lafon, dont il est temps de préciser le rôle, avait été dans le principe instituteur à Bordeaux ; mais il n’avait pas tardé à se fatiguer de ce dur métier. C’était, autant qu’on en peut juger, un assez triste sire : inquiet, agité, brouillon, se plaisant à l’intrigue, y vivant comme dans son élément, cherchant à se pousser dans le parti royaliste par les voies tortueuses et les bas emplois, prêt à faire tous les personnages et tous les métiers, mais très délié, très retors, bref, un excellent agent de police. Pourtant il s’était laissé prendre ; on l’avait, en 1809, arrêté, dit un rapport dont la minute existe aux archives, « comme prévenu d’entretenir des relations fanatiques avec M. Alexis de Noailles, chef d’une association mystique qui s’occupait à Paris de répandre des écrits à l’occasion des événemens de Rome et du pape. » Le hasard voulut qu’il fût interné dans la même maison de santé que le général Malet. Ces deux hommes se complétaient admirablement l’un l’autre. L’un avait la volonté froide et tenace, et l’indomptable énergie du maniaque ; l’autre avait plus de ressources dans l’esprit que de résolution dans le caractère, celui-ci la puissance inventive et la force de conception des gens à idées fixes, celui-là le goût du détail, l’application minutieuse aux objets secondaires et une rare habileté de main. Il n’eût peut-être pas été capable d’imaginer un plan d’une logique aussi serrée que celui de Malet ; mais il avait précisément les qualités qu’il fallait pour en combiner toutes les parties et pour en régler l’exécution.

Toutefois on se tromperait si l’on ramenait à ces modestes proportions le rôle de l’abbé Lafon. Sa part de collaboration dans l’affaire du 23 octobre est autrement importante ; son influence, l’empire qu’il sut prendre sur l’esprit de son compagnon de captivité, la direction qu’il eut le talent d’imprimer à ses idées, l’art consommé avec lequel il l’amena tout doucement à ses fins, les intelligences qu’il parvint à nouer entre le républicain Malet et les chefs du parti royaliste, révèlent un homme d’une intelligence peu commune et font vraiment de lui quelque chose de plus qu’un simple