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de point de vue : « La famille américaine n’a pas en général ces liens étroits qui chez nous lui donnent à la fois tant de charme et tant de puissance… La liberté dont jouissent la femme et la jeune fille rend moins nécessaire à l’une la protection du mari, à l’autre celle d’une mère. Il n’entre ni dans les convenances ni même dans les goûts de la mère américaine d’accompagner, de surveiller, de conseiller sans cesse et partout son enfant. Aussi la laisse-t-on aller seule aux écoles publiques, seule chez ses amies, seule à l’église… Il ne faut pas croire que ce soit indifférence, insouciance des affections maternelles ; c’est respect pour la liberté de l’enfant… Ce que nous appelons obéissance, timidité, réserve, s’appellerait sujétion, faiblesse, effacement. »

Cependant, quelle que soit l’indépendance des mœurs américaines, quelque part que l’on y fasse à la liberté de chacun, il est impossible de supposer que le système dont nous parlons ait pu subsister, s’il avait réellement les graves inconvéniens qu’on est tenté d’en attendre. Quelque admiration qu’un peuple ait pour soi-même (et cette admiration est, dit-on, très grande en Amérique), aucun peuple civilisé ne laisserait porter atteinte d’une manière grave aux lois les plus sacrées de la morale et ne consentirait à perpétuer des abus qui auraient quelque chose d’humiliant, si l’expérience avait donné naissance à des désordres sérieux. Tout au moins se serait-il formé une minorité imposante pour dénoncer ces abus ; l’ancien système des écoles séparées existant encore en beaucoup d’endroits, il y aurait une forte ligue en faveur de ce système, car on sait combien en Amérique les questions se débattent avec passion, ardeur et liberté. Rien de semblable : tout au plus quelques timides protestations, quelques réserves isolées ; mais en général l’opinion est pour l’extension du système dominant, et ce n’est pas là un simple préjugé populaire, plus ou moins suspect d’illusion ; c’est un avis réfléchi, médité, donné par les hommes les plus respectables, les plus autorisés, les plus compétens. Tous voient dans le régime de la coéducation, non pas, comme on serait tenté de le croire, un mal auquel on se résigne pour obtenir un plus grand bien, mais un bien positif, qui, loin d’avoir les dangers dont on parle, les conjure au contraire, les éloigne et contribue pour une part considérable à la dignité des mœurs américaines. Le système de la coéducation est, dit-on, favorable à la fois aux garçons et aux filles : « Les garçons y prennent des manières plus douces[1],

  1. Les Américains ne passent pas cependant pour avoir des manières très douces, ni des mœurs très élégantes, si l’on en croit la plupart des observateurs, et l’on pourrait croire que le système de l’école commune ne produit pas tous les bons effets que l’on nous annonce. Mais, bien loin que ce soit là une objection contre le système, il est probable au contraire que c’est une raison de son maintien et de sa nécessité. Ces rudes et violentes natures de colons et d’émigrés ont besoin d’adoucissans et de calmans, et le régime des écoles mixtes est un des correctifs que les mœurs ont trouvés spontanément à la violence naturelle de la race. C’est ainsi que Montesquieu explique le rôle de la musique chez les Grecs, chez ce peuple « d’athlètes et de combattans ».