Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 31.djvu/64

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« L’Américain qui n’est jamais sorti de son pays ne connaît, ne soupçonne pas le grand nombre de contraintes et de petites servitudes que les convenances ailleurs imposent aux femmes. Dans les rues, en chemin de fer, en omnibus, dans les établissemens publics, au temple, dans le monde, la femme américaine, la jeune fille même, fût-elle seule, est aussi parfaitement à l’aise que le serait peu à sa place une jeune Française. À moins qu’elle ne le veuille, elle ne sera ni remarquée, ni importunée par personne. Le malappris ou l’étranger qui se permettrait à son égard la plus légère inconvenance s’exposerait à un châtiment aussi prompt qu’exemplaire[1]. Ces mœurs expliquent en partie le système de la coéducation des sexes : elles en sont à la fois la cause et l’effet. »

L’argument des Américains en cette matière est celui-ci : Puisque les garçons et les filles sont appelés à vivre ensemble dans le monde, pourquoi ne pas les y habituer dès l’enfance ? Au sortir de l’école, nul ne se scandalise devoir ensemble des jeunes gens et des jeunes filles : pourquoi y aurait-il plus de scandale à l’école même ? Si la question devait être résolue uniquement par cet argument, il est permis de douter qu’elle le fût dans le sens des Américains, car la parité invoquée est inexacte ; jamais dans la vie, sauf exception, les deux sexes ne sont appelés à une intimité d’existence comparable à celle de l’école. Se rencontrer dans la rue, dans les endroits publics, dans les spectacles, en société, ne ressemble en rien à cette continuité de vie intime, à cette coopération constante, à cette réciprocité de rapports que l’on voit dans les écoles. Au dehors, ce sont des hommes et des femmes en général qui se rencontrent et qui se succèdent les uns aux autres, sans se connaître et sans se parler ; même entre familles voisines et amies, il n’y a pas de rapports de tous les instans. À l’école au contraire la vie est entièrement mêlée et à jour, et cela tous les jours, pendant toute l’année, pendant plusieurs années de suite. L’école américaine va donc bien au-delà de ce qu’exige plus tard la vie elle-même : elle surenchérit avant l’âge et d’une manière gratuite sur le degré d’intimité que la société amène naturellement entre les deux sexes. Encore une fois, c’est à l’expérience à décider ; toujours est-il que l’argument ne vaut rien. Quoi qu’il en soit des raisons a priori, les scrupules dont les mères de famille françaises pourraient être pénétrées par la pensée d’un commerce aussi intime et aussi prolongé ne paraissent pas frapper autant les familles américaines. M. Buisson explique très bien cette différence

  1. Il nous semble qu’ici l’auteur exagère un peu la différence des mœurs américaines et des mœurs françaises : à Paris, aussi bien qu’en Amérique, une inconvenance dans un lieu public, à l’égard d’une femme seule, serait aussi bien châtiée et aussi vite par les personnes présentes.