Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 31.djvu/637

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

défaite. Il tomba, quand son armée était déjà en pleine déroute, deux fois frappé : sur le champ de bataille par un peltaste de Myrcinie, dans sa tombe par Thucydide, son ennemi politique.

On ne doit, a dit Voltaire, que la vérité aux morts. Je doute que la vérité se distingue bien clairement à travers les brouillards des rancunes intestines. Ce que je discerne le mieux dans les événemens auxquels Cléon prit part, c’est le fait brutal qui mit à néant l’ascendant de Sparte en dépouillant ses invincibles hoplites de leur prestige. Montrer aux Athéniens qu’on pouvait se mesurer corps à corps avec des Spartiates n’était ni un médiocre service, ni une médiocre gloire ; cela valait mieux du moins, si l’on considère l’intérêt d’Athènes, que de prendre parti pour toutes les défaillances et de railler tous les héroïsmes. Le bon sens narquois des Acharniens et des Sancho Pança peut avoir son charme ; seulement il court le risque de désarmer les nations à l’heure où le pire parti qu’on puisse prendre n’est pas le parti de ceindre son glaive, mais celui de suspendre son bouclier. Le rire coûte trop cher quand il faut le payer du prix de l’indépendance nationale. Par le succès obtenu à Sphactérie, Cléon, au contraire, inspira tant de confiance aux Athéniens qu’il dut s’immoler lui-même aux espérances exagérées qu’il avait fait naître.

Passer de la tribune aux harangues au commandement des armées est toujours un péril, surtout quand on doit entrer en campagne à la tête de ses auditeurs. Des soldats dont on a pris l’habitude de briguer les suffrages se croient, même dans le rang, à l’assemblée du Pnyx ; ils y gardent la prétention de régenter et d’inspirer leur chef. Guidé par eux, ce chef pourra doublement remercier le sort s’il termine la campagne sans avoir fait quelque grosse sottise. Armée et discipline ont été de tout temps, — personne ne le conteste, — deux idées inséparables. Plût à Dieu qu’on en pût dire autant de la discipline et de la démocratie ! Ce n’est pas en tout cas dans le passé qu’il faut chercher les preuves de la possibilité d’une aussi désirable alliance.

La mort de Cléon et celle de Brasidas étaient toute une révolution, car elles faisaient passer l’influence des partisans de la guerre aux partisans de la paix. Un prompt arrangement intervint. Après dix ans de guerre, les belligérans convinrent de se restituer réciproquement la majeure partie des conquêtes qu’ils avaient faites l’un sur l’autre. Que ne prévit-on ce résultat à Sparte le jour où, sur les instances des Corinthiens, on s’y engagea dans la funeste querelle ! Mais, si les peuples avaient du bon sens, les poètes n’auraient rien à chanter et les historiens n’auraient rien à dire.


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.