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quand il arrive au port d’Erythrée sur la côte de l’Asie-Mineure, Mytilène est, depuis sept jours déjà, au pouvoir des Athéniens.

On comprend quels transports de joie cette nouvelle dut exciter dans Athènes. La défection des Mytiléniens pouvait entraîner la perte de l’Ionie ; en reprenant possession de Mytilène, la république recouvrait le gage de ses revenus. Que fera-t-on de ce peuple coupable, de ce peuple qui, désespérant d’être secouru par Sparte, vient de se rendre à discrétion ? On en fera un exemple : tous les habitans de Mytilène en état de porter les armes seront immolés sans merci ; les femmes et les enfans seuls seront épargnés, on leur réserve pour lot l’esclavage. Tel est l’arrêt qu’à la voix de Cléon, tonnant du haut du Pnyx, six mille mains levées en l’air ont prononcé. Les alliés chancelans apprendront ainsi ce qu’on risque à trahir Athènes. Une trière part à l’instant du Pirée pour porter à Pachès, le commandant de la flotte athénienne, l’ordre d’exécuter sans délai la sentence populaire. Que de sang va couler ! Le peuple d’Athènes ne s’est pas fait un juste tableau de cette scène d’extermination. Il a commandé de tuer, mais voilà que maintenant son esprit mobile évoque les milliers de victimes dont les cadavres vont s’entasser sur les places publiques ou rouler tout sanglans à la mer, les blessés qu’il faudra poursuivre et achever, les cris déchirans dont les vents apporteront l’écho jusqu’aux rivages de l’Attique. C’en est trop ; le peuple ne peut supporter plus longtemps l’obsession de pareils fantômes ; le vieux Démos a peur, le vieux Démos se repent. Qui donc lui a donné le funeste conseil ? Qui a osé abuser d’un transport passager ? Que Cléon ne se montre pas à ses auditeurs subitement attendris ; sa vie ne tiendrait qu’à un fil.

Les amis des Mytiléniens provoquent une seconde assemblée ; six mille mains cette fois se lèvent pour la clémence. Courez au Pirée, équipez vite une nouvelle trière ! qu’elle parte sur-le-champ, qu’elle vogue sans relâche ! Elle arrivera peut-être à temps pour contremander le massacre ; la première trière n’a que vingt-quatre heures d’avance. Vingt-quatre heures ne se regagnent pas aisément sur une traversée de quatre ou cinq jours. À la voile, c’eût été simplement impossible ; le temps heureusement reste calme, et les rameurs font bravement leur devoir. On leur a dit que du zèle qu’ils vont déployer, de la vigueur que le ciel a mis dans leurs bras, dépend le salut de toute une ville. Aussi ne quittent-ils pas un instant l’aviron. Lorsque l’heure est venue de restaurer leurs forces par un frugal repas, ils ne se dessaisissent pas pour cela de la rame ; d’une main ils pétrissent leur ration de farine dans l’huile, de l’autre ils font encore avancer la galère. La nuit, ils se sont entendus pour « voguer par quartier ; » c’est-à-dire qu’une partie de