Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 31.djvu/575

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
569
L’ÎLE DE CYPRE.

disaient les autres. Ross multiplia les questions ; on lui parla d’une figure d’homme debout et nue, à peu près dans l’attitude de certains Apollons très anciens, tel que l’Apollon de Ténée et celui de Théra ; la jambe gauche était portée en avant, les bras tombaient le long du corps. Était-ce un produit de l’art phénicien, était-ce un ouvrage grec archaïque, ou bien, comme le ferait croire la mention d’une sorte de pagne qui couvrait les hanches sans cacher les parties sexuelles, une statue d’un caractère tout cypriote, analogue à quelques-unes de celles qui ont été trouvées plus tard à Idalie et à Golgos ? De toute manière, c’était un monument d’une inappréciable valeur qu’un bronze de cette dimension, appartenant à des temps qui ne nous ont rien laissé de pareil. Les musées de l’Europe se le seraient disputé à prix d’or, et il aurait fait la fortune de son heureux propriétaire.

Ce qui fut fatal à cette statue, ce fut sa grandeur et sa beauté même. Un petit objet, on peut le dissimuler et le transporter en cachette ; mais un monument aussi lourd et d’une telle dimension, jamais on n’aurait pu lui faire traverser l’île sans attirer l’attention de quelque fonctionnaire turc ; celui-ci s’en serait saisi tout aussitôt, et, pour toute indemnité, les auteurs de la découverte n’auraient eu que des coups de bâton ; jamais on n’aurait voulu croire qu’ils n’avaient pas en même temps trouvé quelque chose de plus précieux encore ; d’ailleurs n’auraient-ils pas mérité d’être punis pour avoir tenté de dérober à leurs maîtres cette bonne aubaine ? Ils auraient été mis en prison ; le village aurait été frappé de quelque impôt extraordinaire ou rempli de garnisaires qui auraient fouillé les maisons. Pour éviter tous ces embarras, on mit la statue en pièces et on se la partagea ; on en vendit les morceaux comme vieux cuivre, dans les bazars de Larnaca et de Nicosie, à 5 piastres l’oke (1,250 grammes). On n’en tira pas ainsi 100 francs. La tête seule fut conservée ; des mains d’un Européen de Larnaca elle passa dans celles de M. Borrell à Smyrne. Où est-elle maintenant ? Ross suppose qu’elle a dû entrer au Musée britannique. Je ne l’y ai point retrouvée.

Tout navrant que soit ce récit, on ne peut en vouloir beaucoup à ces malheureux paysans de ne pas s’être exposés, pour l’amour de l’art, à toutes ces extorsions et à toutes ces avanies. Ce qui est plus irritant, c’est l’histoire d’un Corse établi à Limassol ; agent consulaire d’une grande puissance européenne, il fouillait beaucoup dans le district d’Amathonte et de Paphos. Quand il trouvait des inscriptions, il les mettait d’ordinaire en pièces, persuadé qu’il avait chance de découvrir des trésors dans l’intérieur du bloc sur lequel les lettres étaient gravées. Que de mal a dû faire, que de