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les événemens se précipitaient d’heure en heure en France, et même de loin le cardinal ne pouvait échapper au contre-coup de la révolution. Il était engagé dans la terrible crise par sa position, par ses abbayes, par ses dignités ecclésiastiques et plus encore par le sentiment inné de la fidélité à son ordre.

Au fond Bernis, qui représentait ce qu’il y avait de plus éclairé et même de plus philosophe dans le clergé de France, Bernis n’aurait pas été opposé à des réformes sages, prudentes, qui n’auraient pas prétendu « tout détruire et faire une religion nouvelle ; » mais si modéré, si ami de la paix qu’il fût, comme il le disait, il y avait des choses auxquelles il ne pouvait souscrire. Il y avait des « sommations injustes et peu délicates, » — peu délicates, notez toujours le mot, — devant lesquelles il se redressait et se souvenait « que dans un âge avancé on ne doit s’occuper qu’à rendre au juge suprême un compte satisfaisant de l’accomplissement de ses devoirs. » Lorsqu’en 1791 on lui demandait le serment à la constitution civile du clergé, il l’aurait prêté en le ramenant à des termes acceptables. A une injonction impérative et menaçante qui ne lui laissait que l’alternative de signer sans restriction ou d’être frappé, il répondait : « La conscience et l’honneur n’ont pu me permettre de signer, sans modification un serment qui oblige de défendre la nouvelle constitution dont la destruction de l’ancienne discipline de l’église fait une partie essentielle. « Il restait par le fait destitué, dépouillé de ses biens et de ses dignités ; il ne gardait plus rien d’une opulence qui ne lui avait servi qu’à des libéralités et souvent à des charités discrètes. Il redevenait pauvre comme l’abbé des premiers jours, disant simplement : « A soixante-seize ans révolus, on ne doit pas craindre la misère, mais bien de ne pas remplir exactement ses devoirs. »

Et ici encore qu’on observe jusqu’au bout comment ces hommes d’autrefois, qui savaient refuser les bénéfices ou les avantages par honneur, savaient aussi les perdre et accepter les épreuves sans faiblesse. Je ne parle pas des hommes de combat et de bruit, de ceux qui, après avoir livré leur vie aux corruptions du siècle et après avoir mérité peut-être l’expiation, retrouvaient à la dernière heure la fierté du vieux sang en face des supplices. Les plus doux ne montraient pas moins de fermeté dans la tempête. Le vieux duc de Nivernais, le plus inoffensif et le plus libéral des grands seigneurs, avait été enfermé aux Carmes sous la terreur, et dans la prison où, à chaque instant, le bourreau pouvait venir le prendre, il s’occupait tranquillement à traduire un poème italien, le Ricciardetto, de Fortiguerri. En sortant de prison, après le 9 thermidor, n’ayant plus rien, il gardait son égalité d’âme ; il écrivait encore des fables, il recueillait ses œuvres comme si rien ne s’était