Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 31.djvu/567

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

représentation ; il avait sa cour, ses fêtes, ses réceptions ou « conversations » à son palais du Corso et sa maison de villégiature à Albano. Il prétendait qu’à Rome « rien ne devait être médiocre sous peine d’être ridicule. » Sobre et frugal pour lui-même, au point de se nourrir de légumes, il avait une table somptueuse pour ses convives, un cuisinier demeuré légendaire, et comme on parlait un peu trop de ce cuisinier, il répondait avec bonne humeur qu’il n’en coûtait pas plus d’être bien servi que d’être mal servi, mais que le résultat était fort différent. Il faisait du faste par politique, par bienséance de situation, ouvrant sa maison aux étrangers de tous les pays, et surtout aux Français, qui revenaient charmés. Il tenait, disait-il, « l’auberge de France dans un carrefour de l’Europe. » Mme de Genlis, accompagnant la duchesse de Chartres dans son équipée d’un voyage furtif en Italie et à Rome, a décrit les magnificences de la réception faite à la princesse et a laissé un portrait de Bernis à cette époque. « Le cardinal, dit-elle, avait soixante-six ans, une très bonne santé et un visage d’une grande fraîcheur. Il y avait en lui un mélange de bonhomie et de finesse, de noblesse et de simplicité qui le rendait l’homme le plus aimable que j’aie jamais connu. » Un visiteur bien plus inattendu, Roland, le futur ministre de la Gironde, n’en parlait pas autrement dans des lettres écrites d’Italie en 1778. « Les Romains, vraiment grandiosi, dit-il, ne voient point sans admiration leur faste éclipsé. Tant d’équipages, de livrées ; le concours des grands, les hommages du peuple, une politique qui a mis plus d’une fois la leur en défaut, une politesse aisée qui toujours est à tout et s’étend à tout le monde, donnent au cardinal de Bernis un crédit, un ascendant, que ses grands talens soutiennent d’une manière imposante… » Le voilà au complet dans son déclin paisible et orné !

Il restait tel jusqu’au bout. Il était encore ainsi au moment où l’aimable peintre, Mme Vigée-Lebrun, fuyant les agitations de la France à la fin de 1789 et arrivant à Rome, recevait, en compagnie de l’artiste anglaise Angelica Kaufmann, l’accueil qu’elle décrit dans ses agréables Souvenirs. « J’ai été dîner hier avec Angelica chez notre ambassadeur le cardinal de Bernis, à qui j’avais fait une visite trois jours après mon arrivée. Il nous a placées toutes deux à table à côté de lui. Il avait invité plusieurs étrangers et une partie du corps diplomatique, en sorte que nous étions une trentaine à cette table, dont le cardinal a fait parfaitement les honneurs, tout en ne mangeant lui-même que deux petits plats de légumes[1]… » C’étaient les derniers beaux jours de l’ambassade. Déjà tout s’assombrissait ;

  1. Voir les gracieux Souvenirs de Madame Vigée-Lebrun, 2 vol. in-18 ; Charpentier.