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et il l’écoute, il se soumet avec mille grâces piquantes et libres. Bernis répond à tout en homme d’esprit ; il montre du goût, une raison éclairée et fine, du jugement et même de l’instruction. Au besoin il ramène Voltaire à la mesure en se taisant sur certains points ou en lui recommandant de ne lui envoyer que ses « contes honnêtes. » Il tient aussi à se défendre contre les allusions de Voltaire au sujet du fameux « grelot » qu’il aurait attaché : « Nous parlerons quelque jour du grelot… J’ai connu un architecte à qui on a dit : Vous ferez le plan de cette maison, mais bien entendu que, l’ouvrage commencé, ni les maçons ni les manœuvres ne seront point sous votre direction. Le pauvre architecte jeta là son plan et s’en alla planter ses choux. » Bernis sait garder une dignité ingénieuse et souriante jusque dans la flatterie qu’il ne ménage pas au prodigieux vieillard. Il entre avec lui dans toute sorte de détails sur sa vie de solitaire, sur ses habitudes, et quand Voltaire lui parle d’un ton un peu trop goguenard des embellissemens de sa retraite, de ses « deux cent mille livres de rente, » il répond : « Au lieu des deux cent mille livres de revenu que vous me donnez j’en ai à peine quatre-vingt mille ; mais les premiers diacres de l’église romaine n’en avaient pas tant, et je ne suis pas fâché d’être le plus pauvre des cardinaux français parce que personne n’ignore qu’il n’a tenu qu’à moi d’être le plus riche. Je suis content, mon cher confrère, parce que j’ai beaucoup réfléchi et comparé et que lorsqu’à la première dignité de son état on joint le nécessaire, une santé passable et une âme douce et courageuse, on n’a plus que des grâces à rendre à la Providence… » Bernis a chemin faisant mille traits heureux, expressifs et nuancés sur les lettres, sur le monde, sur le siècle.

Il y a des momens où, sous une forme légère, cette correspondance qui court de Vic aux Délices ou à Ferney prend une sorte de grâce plus sérieuse, une teinte de philosophie aimable. Un jour Voltaire, parlant de sa vieille passion pour les lettres et de son inépuisable activité, ajoute : « Qu’a-t-on de mieux à faire ? Ne faut-il pas jouer avec la vie jusqu’au dernier moment ? N’est-ce pas un enfant qu’il faut bercer jusqu’à ce qu’il s’endorme ? Vous êtes encore dans la fleur de votre âge, que ferez-vous de votre génie, de vos talens ? Cela m’embarrasse. Quand vous aurez bâti à Vic, vous trouverez que Vic laisse un grand vide qu’il faut remplir par quelque chose de mieux. Vous possédez le feu sacré ; mais avec quels aromates le nourrirez-vous ? Je vous avoue que je suis infiniment curieux de savoir ce que devient une âme comme la vôtre… » Et Bernis répond cette fois de son accent le plus intime et le plus aimable : « Vous êtes en peine de mon âme dans l’oisiveté à laquelle je suis condamné à l’avenir. Avouez que vous me