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ministre, par Barjac, « ce fameux valet de chambre à qui presque toute la cour avait fait des bassesses. » Le cardinal, appuyé sur une petite table, coiffé d’un grand chapeau, hochait la tête en voyant Bernis et laissait échapper une exclamation qui n’avait rien d’encourageant. L’abbé, sans se déconcerter, d’un ton respectueux et simple, abordait la question. Il demandait comment il avait pu encourir une disgrâce et déplaire au roi, si on l’accusait d’avoir manqué à la religion, à son devoir de sujet ou à la probité. Le cardinal répondait à l’abbé qu’il le prenait sur un ton bien grave, qu’on ne lui reprochait que de « manquer de vocation, » d’avoir une vie légère. Bernis, à demi rassuré, entrait alors dans un assez long discours, prétendant que, si on n’avait à lui reprocher que des étourderies, il était prêt à faire sa confession complète, et il ajoutait ce mot déjà piquant : « Monseigneur, tout le monde a été jeune ! » La harangue commençait à n’être plus du goût de l’éminence dont le front se rembrunissait et qui, interrompant avec humeur, disait brusquement : « Monsieur, tant que je vivrai, vous n’aurez pas de bénéfices. » — A quoi l’abbé répliquait aussitôt en faisant une profonde révérence : « Eh bien ! monseigneur j’attendrai. » Le mot était leste, bien lancé, courageux sans être offensant. Le cardinal, un moment étonné, eut le bon goût de ne pas s’en fâcher : ce fut même lui qui le divulgua, livrant ainsi la spirituelle vengeance d’un jeune homme aux applaudissemens de la cour et de la ville, qui ne demandaient pas mieux que de se moquer du vieux ministre.

Il faut prendre le mot pour ce qu’il est. Ce qu’on reprochait à Bernis, c’était moins de « manquer à la religion et au roi » que de « manquer de vocation, » c’est-à-dire de ne pas vouloir se lier en entrant dans les ordres. Ce que Bernis refusait, même au prix d’une disgrâce qui le laissait dans la pauvreté, c’était de se lier quand il ne se sentait pas encore décidé, et ici je voudrais remarquer comment ces personnages d’autrefois, si frivoles, si adonnés aux plaisirs, avaient à travers tout un sentiment inné de l’honneur. Ils savaient garder leur dignité, même devant un premier ministre, un « ministre absolu, » et ils ne donnaient pas leur liberté, même pour un bénéfice dont ils avaient besoin. Lorsque, quelques années plus tard, l’abbé de Boufflers, dans une position à peu près semblable, était pressé, lui aussi, d’entrer dans les ordres, il s’en tirait gaîment. Il écrivait à son précepteur, l’abbé Porquet, cette spirituelle lettre, où il explique d’une façon si piquante toutes les raisons qui font qu’il ne veut pas être évêque et cardinal[1]. « Concluez, dit-il, que je pourrai, comme il m’arrive souvent, être

  1. Voir, dans la collection des Petits Conteurs du XVIIIe siècle, publiée par M. Quantin, l’édition élégante et soignée des Contes du chevalier de Boufflers. On retrouvera la lettre à l’abbé Porquet dans la notice mise en tête de ce charmant volume.