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et qui sont complétées elles-mêmes par sa correspondance avec Pâris-Duverney, avec Voltaire. Lettres ou Mémoires sont un témoignage direct de plus sur l’époque, et ce qu’ils peignent surtout, c’est un homme d’un naturel heureux, d’un esprit fin, d’une âme sensible, qui, dans les contrariétés de la jeunesse comme dans les épreuves de la grandeur, abbé, ministre, cardinal, reste une des personnifications les plus aimables de cette société polie d’autrefois.


I

Bernis était né au château de Saint-Marcel dans le Vivarais, en 1715, — l’année où naissait Vauvenargues, — d’une famille de vieille noblesse, la famille de Pierre, qui s’appelait aussi Bernis d’une terre située entre Nîmes et Lunel. C’était le second fils d’un homme qui avait été vingt ans capitaine au régiment de Cayeux et qui, retiré du service après avoir mangé cent mille écus, vivait loin de la cour en gentilhomme de province, achevant de ruiner gaîment ses affaires, facile avec ses amis et ses voisins, assez rude et assez impérieux dans sa maison. La mère était une du Chastel de Condres qui avait apporté un bien modique, de belles alliances, de l’esprit, de la vertu, le goût des lettres et peu de talent pour gouverner une fortune en décadence. Né dans ce milieu provincial, destiné par tradition à l’état ecclésiastique, Bernis avait passé de bonne heure de la vie en pleine campagne, des mains des précepteurs aux barnabites de Bourg-Saint-Andéol. A douze ans, il avait été envoyé à Paris pour entrer aux jésuites de Louis-le-Grand, puis à Saint-Sulpice, sous la protection du cardinal de Fleury qui, en mémoire d’anciennes relations avec les Bernis, avait promis tout son intérêt. Au moment du départ, le père, remettant le jeune voyageur à la garde de Dieu et d’un vieux valet de chambre, lui avait dit avec gravité : « Mon fils, vous allez dans un pays où j’ai beaucoup vécu… Souvenez-vous que dans ce pays-là vous trouverez beaucoup d’égaux et un grand nombre de supérieurs. Faites-vous aimer des premiers et ne soyez jamais familier avec les autres ; sachez les respecter, ne soyez jamais leur complaisant, apprenez à obéir, mais souvenez-vous que vous n’êtes pas fait pour être le valet de personne… » Bernis s’est toujours souvenu de ces paroles.

A Paris, à Louis-le-Grand et bientôt à Saint-Sulpice, il s’était trouvé mêlé à toute une jeunesse nobiliaire, camarade de La Rochefoucauld, le futur cardinal, de Montazet, depuis archevêque de Lyon, et de bien d’autres appelés à la même fortune. Il avait étudié sous des maîtres habiles, le père Porée, le père de Tournemine, l’abbé Couturier, et il s’était rapidement signalé par une vive et facile