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métaphysique ne sont pas de l’essence du pessimisme. Elles n’enveloppent pas les conclusions qu’on en tire. On pourrait les en détacher. Elles ne sont que superposées par un ingénieux artifice d’érudition à la théorie de l’Infelicita. Otez, dit M. Caro, des gros ouvrages de Hartmann et de Schopenhauer toute la morale du pessimisme, et vous serez étonné que vous n’aurez pas diminué « d’un atome leur valeur spéculative. » Ajoutez que cette métaphysique elle-même, véritable « métaphysique du rêve, » on pourrait presque dire de l’hallucination, ne s’est guère jusqu’à présent signalée que par sa profondeur dans l’inintelligible. L’avenir lui réserve peut-être une éclatante fortune. Elle marque d’ailleurs dès ce jour un progrès assuré de la philosophie contemporaine dans l’art de parler pour ne pas être entendu. C’est quelque chose, dans un temps où l’on admire surtout ce que l’on ne comprend pas ; mais, quoi qu’en ait dit Voltaire, ce n’est pas assez pour prendre place dans l’histoire des systèmes.

Si du moins le pessimisme, tel quel, était une maladie nouvelle, quelqu’une de ces maladies qui font époque dans les annales de la pathologie, quelque souffrance originale, ajoutée par d’habiles tourmenteurs aux souffrances traditionnelles et banales de l’humanité : par malheur la nouvelle Allemagne n’a guère fait que la renouveler des Grecs. Que dis-je, des Grecs ? Comme si ce n’était pas une assez haute antiquité que celle de la philosophie d’Épicure, c’est là-bas, jusque dans l’Inde, sur la route légendaire qui conduit aux jardins de Loûmbini, que Schopenhauer est allé recueillir la plus pure tradition du pessimisme. Il n’y a qu’une différence entre l’un et l’autre pessimisme, l’ancien et le moderne, c’est que le Bouddha de Kapilavastou était plein d’une mansuétude infinie, tandis que le Bouddha de Dantzig débordait de fiel et d’acrimonie. A cela près, c’est la même malédiction jetée sur le monde, le même anathème sur la vie. Nous sommes les lamentables victimes de ce que le bouddhisme appelait jadis l’illusion et de ce que le pessimisme appelle aujourd’hui la duperie de la nature. C’est une « ruse gigantesque qui pèserait sur la nature humaine, l’enlaçant de ses inévitables lacets, et la poussant par la persuasion ou par la force à travers l’obstacle et la souffrance à des fins inconnues. » La nature ou Dieu, le nom n’importe guère, ne sont qu’un Barnum plus qu’humain, et nous sommes les badauds, payans et contens, de quelque puff colossal.

Il serait inutile de refaire après M. Caro l’excellente analyse des argumens du pessimisme à l’appui de cette thèse. Il vaut mieux insister sur la principale raison que M. Caro oppose aux boutades misanthropiques de Hartmann et de Schopenhauer : à savoir que toute la force du pessimisme repose sur cette hypothèse non-seulement gratuite, mais dégradante, que l’homme serait né pour le plaisir. Qui le croira ? qui l’a même jamais cru ? C’est pourtant sur ce fondement ruineux que les pessimistes anciens et modernes ont bâti laborieusement l’édifice de leurs