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raisonnement, on prouvera que les lois et les gouvernemens ne servent à rien, car il y a toujours des voleurs.

Nous ne nous donnerons pas le ridicule de plaider la cause de l’instruction populaire, que personne n’ose attaquer, quelque bonne envie que l’on en puisse avoir ; mais entre toutes sortes de raisons qui établissent victorieusement cette nécessité, il en est, ce nous semble, de plus particulièrement propres à notre siècle. On sait aujourd’hui que tout progrès se paie par une rançon plus ou moins coûteuse. Ainsi le progrès de l’industrie qui enfante les merveilles dont nous venons d’être témoins a une contre-partie douloureuse suivant tous les économistes : c’est de tendre de plus en plus à l’affaiblissement de l’intelligence dans la classe ouvrière. La division du travail d’une part, l’invention des machines de l’autre, doivent à la longue réduire l’ouvrier à devenir, je ne dis pas même une machine, mais un rouage de machine. Quel peut être le développement de l’intelligence chez celui qui passe douze heures par jour à tirer une ficelle, à pousser un piston, à tourner une manivelle, à ouvrir et à fermer un robinet ? L’esprit ne se développe et ne se conserve même que par l’exercice. La mécanique, par ses procédés infaillibles, dispense l’ouvrier de toute invention et de tout effort. Comment l’esprit n’y succomberait-il pas ? Ajoutez à cela l’action de l’hérédité, qu’on dit aujourd’hui si puissante sur les races, et calculez quelles peuvent être les conséquences d’un pareil fait, non-seulement pour la classe ouvrière en particulier, mais encore pour les classes élevées elles-mêmes, qui dans tous les temps se sont plus ou moins recrutées par le bas ; ou le renouvellement de ces classes ne se ferait plus, ou il se ferait dans des conditions d’appauvrissement funeste à la civilisation tout entière. Supposez maintenant que l’on s’empare des enfans dans les manufactures dès l’âge de dix ans, cet affaiblissement de l’intelligence n’aura plus aucun contre-poids ; comme on ne développera plus chez l’homme que l’animal, les instincts brutaux l’emporteront sur tous les autres, qui n’existeront même plus en germe.

Peut-on cependant changer les conditions de l’industrie ? Non, cela est impossible ; personne ne le peut, et personne ne le veut. Il ne reste qu’à employer de vastes moyens compensateurs et au premier rang l’instruction populaire. Que si on peut garder les enfans dans les écoles de dix à quatorze ans ; si on peut, pour les meilleurs d’entre eux, les maintenir dans les écoles d’adultes ou leur ouvrir des écoles d’apprentissage, réveiller leur esprit les jours de loisir par les musées, les concerts, les spectacles à bon marché, et à l’occasion, comme dans ces derniers jours, par la visite aux grandes expositions, on aura quelque chance de refouler ou tout au moins de réduire le péril que nous signalons, Dans un temps où