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disciples du Prophète ? Ni plus ni moins que le saint roi Louis qui, d’après la tradition locale, sérieusement répétée par le révérend marabout, est mort près de Tunis en bon musulman et dont le corps sanctifie depuis lors la terre où il repose. Quelle étrange succession d’idées religieuses sur ce sol où fleurit un jour le culte de Moloch avec ses abominables rites, où Tertullien, Cyprien, Augustin, déployèrent avec tant d’éclat leurs convictions chrétiennes, où l’arianisme triompha avec les Vandales, où enfin le croissant, après avoir détruit ou absorbé l’une des plus illustres églises de la chrétienté, a trouvé moyen d’accaparer l’un des saints chrétiens les plus renommés !

M. Bosworth Smith envisage à plusieurs reprises la question de savoir s’il valait mieux pour les destinées de l’humanité que Carthage l’emportât sur Rome dans ce duel à mort, et il conclut, non sans une certaine mélancolie, que la loi « des mieux armés pour le combat de la vie » trouve là encore sa justification. Il est difficile de penser que Carthage eût été plus indulgente pour Rome que Rome ne le fut pour elle. Le grand, l’énorme défaut du génie carthaginois, ce manque de pouvoir assimilateur que Rome posséda à un si haut degré et qui seul explique la durée de son empire, eût toujours empêché la civilisation carthaginoise d’exercer l’action en définitive bienfaisante que le génie romain fit rayonner partout où il domina. Ce n’est pas Carthage qui aurait pu donner au monde une langue commune, des lois, des institutions, et surtout cet esprit de grande civilisation qui survécut aux invasions et ramena la civilisation elle-même après une longue éclipse. Pour cela, le génie carthaginois, malgré quelques exceptions brillantes, du reste à moitié désavouées par leur patrie elle-même, était trop dur, trop exclusif, trop replié sur lui-même. Par exemple, il est fort douteux que Carthage victorieuse de la Grèce eût profité comme sa rivale des trésors intellectuels et esthétiques de cette mère auguste des arts et des sciences.

Cependant il y a lieu de regretter vivement la destruction totale de ce foyer d’une civilisation sui generis, qui avait bien aussi ses qualités. N’y avait-il donc pas moyen de désarmer la ville ambitieuse et redoutable, tout en la laissant libre de continuer ses relations commerciales avec les pays lointains ? Il est certain que la grande civilisation gréco-romaine manqua presque complètement d’un mobile qui fait la force de la nôtre, et que Carthage possédait. Je veux parler de cette curiosité, de ce goût de l’inconnu, de l’invention, de la découverte, dont l’absence étonne toujours quand on pense aux cinq ou six siècles de paix et d’études que la domination romaine procura aux nations rangées sous ses lois. Comme on apprit peu ! comme on découvrit peu ! comme on inventa peu ! On a dit que l’avènement du christianisme, en concentrant les esprits