Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 31.djvu/45

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ce matin, Christo est entré tout triomphant dans ma chambre ; le fidèle cafetier est depuis une semaine posté en vigie sur le port, guettant le premier vapeur qui entrera dans le golfe. Il ne se doute guère qu’il rappelle le serviteur du Roi des rois. Qui ne se souvient du poétique début de l’Orestie ? — Un esclave, placé en sentinelle sur la terrasse du palais d’Agamemnon à Argos, épie le retour de la flotte, attardée aux rivages troyens : oisif et plaintif, il use ses yeux depuis de longues années à interroger les flots vides : aucune voile n’apparaît. — Qui de nous, en lisant cette page, ne s’est pas retrouvé dans cet homme ? — Esclaves de nos rêves, nous usons nos yeux sur l’horizon de la vie, comme la sentinelle argienne sur celui de la mer, à attendre on ne sait quoi… sans doute ces vaisseaux que nous avons lancés à vingt ans, chargés à couler bas de chimères et d’espérances, vers les rives inconnues : flotte trompeuse, qui sombre en haute mer aux premiers coups du vent d’automne, qu’on attend toujours, et qui ne revient jamais ! — Plus heureux, Christo a discerné la colonne de fumée qui remplace aujourd’hui la voile. Je dis adieu aux amis de Volo, je renvoie mes braves Albanais à leur douteuse brigade d’Ekatérini, et me voici installé sur un grand bateau de la compagnie Fraissinet. Les passagers sont rares sur cette ligne : je suis seul à table avec le capitaine, mais l’ennui ne s’assoira pas entre nous. On se lie vite et à fond sur ces planches. Mon convive est un de ces capitaines marseillais comme il y en a tant, et comme il y a si peu d’hommes ; loup et mouton de mer tout ensemble, exemple de ce que sa rude et admirable carrière peut faire d’une nature ordinaire, effacée sur tout autre théâtre. Doux et timide, d’une fraîcheur de sentimens virginale pour certaines choses, résigné sans ostentation à son âpre métier, ses rares paroles sont d’une vérité simple dont aucun procédé d’art ne pourrait égaler l’effet. Il raconte, — et il faudrait sténographier, la réalité, l’humanité profonde de pareils récits ne se traduisent pas, — il raconte son embarquement de début comme second, entre le Cap et Bourbon. — « Mon capitaine, intéressé dans le bâtiment, me reprochait ma gaîté, mon insouciance pendant la tempête : dame ! j’étais jeune ; mais le second jour, en voyant le navire se désemparer, je devins rêveur à mon tour. J’avais alors un père, une mère, des frères et des sœurs, beaucoup. Je pensais pour la première fois que je ne reverrais peut-être plus personne de tout ce monde et qu’il faudrait partir pour le grand voyage. Je rencontrai le capitaine, qui me demanda ce que j’avais ; je réfléchis, je lui dis :