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peuplades du nord de l’Espagne, ils avaient même exigé d’Hannibal la promesse qu’il ne dépasserait pas l’Èbre. Quand celui-ci eut mis le siège devant Sagonte, ils demandèrent son extradition au sénat carthaginois. A supposer que l’oligarchie gouvernante eût osé braver l’indignation populaire en consentant à une pareille mesure, la difficulté eût été d’enlever à une armée victorieuse un chef qu’elle idolâtrait, et tel était le cas d’Hannibal, qui avait, comme son père, le talent de se faire passionnément aimer. Les envoyés romains ne reçurent donc qu’une réponse hautaine, et à peine étaient-ils de retour qu’une nouvelle prodigieuse vint plonger Rome dans la stupeur. Hannibal, que les Romains voulaient aller combattre en Espagne, Hannibal, à la tête d’une armée magnifique, était passé d’Espagne en Gaule ; il avait franchi les Alpes, il allait tomber comme une avalanche sur l’Italie centrale, sur Rome elle-même !

Les cendres du vieil Hamilcar durent tressaillir. C’était en effet la mise à exécution soudaine du plan longuement et patiemment médité qu’il avait légué à ses fils. Le fameux serment d’Hannibal, encore enfant, peut n’être qu’une légende poétique ; toujours est-il qu’elle exprime parfaitement l’idée fixe de cette famille Barcine qui avait prononcé contre Rome le même vœu de destruction que plus tard Caton devait retourner contre Carthage. Se procurer ailleurs qu’à Carthage même, c’est-à-dire en Espagne, les ressources indispensables à une pareille entrée en campagne, n’avoir pas à compter avec les timidités ou les étroits calculs des gouvernans, écraser les Romains dans Rome, et délivrer à tout jamais la patrie carthaginoise du terrible adversaire qui- s’était mis en travers de sa puissance croissante, voilà l’intention lointaine et cachée de cette laborieuse occupation de l’Espagne à laquelle trois Barcas avaient successivement consacré toute leur énergie. Cette seconde guerre punique est moins la guerre de deux états que celle d’une famille contre une cité.

Résumons rapidement des faits connus de tout le monde. Malgré une pointe trop tardive de l’armée de Scipion, qui comptait trouver Hannibal en Espagne et qui est toute surprise de le savoir déjà dans la vallée du Rhône, Hannibal a réussi à passer ce fleuve, il a franchi les Alpes par un défilé dont la détermination exacte est encore aujourd’hui le sujet de discussions savantes qui ne doivent pas nous arrêter[1] ; bientôt, malgré l’infériorité de ses forces, malgré une

  1. Signalons toutefois, à ce propos, l’étude remarquable que le commandant Hennebert a consacrée au passage d’Hannibal en Gaule et à travers les Alpes, dans le grand ouvrage qu’il publie sur la vie du héros carthaginois, et dont les deux premiers volumes ont paru. Nous reviendrons sur ce chapitre intéressant de nos annales gauloises dans un travail spécial.