Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 31.djvu/436

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

insupportable odeur. Les esclaves de la maison eurent horreur, la chose fut dénoncée aux tribuns du peuple, et le malheureux fut délivré. Il y a donc tout lieu de penser que la légende de Régulus à Carthage a été inventée pour rejeter sur les Carthaginois le reproche de cruauté odieuse, si complètement mérité par une Romaine.

La guerre continua donc, mais resta confinée en Sicile. Les Carthaginois tenaient toujours Lilybée[1], cette forteresse maritime devant laquelle Pyrrhus avait échoué, dont la passe était très difficile à forcer et que les Romains assiégèrent longtemps en vain. C’est dans cette dernière période de la première guerre punique, depuis 247, que se révéla le génie militaire d’Hamilcar Barca, père du grand Hannibal, C’était le représentant de cette famille barcine, qui devait à une vieille popularité de faire contre-poids dans Carthage à l’oligarchie jalouse dont nous avons parlé. Ce nom de Barca, analogue à l’hébreu barak et signifiant l’éclair, semble avoir inspiré la méthode et la stratégie de cet illustre guerrier, aussi remarquable sur mer que sur terre, et qui pendant des années défia, grâce à une incroyable agilité de mouvemens, toutes les forces que Rome lui opposa. Tantôt ravageant à l’improviste les côtes de l’Italie, tantôt se juchant avec une poignée d’hommes sur des hauteurs inaccessibles d’où il tombait comme la foudre sur les positions ennemies, très peu soutenu par le gouvernement carthaginois, mais trouvant toujours des ressources pour recruter, équiper et nourrir ses mercenaires, il fut pendant six ans le désespoir et la terreur des généraux romains. Il faut signaler ici un trait fort remarquable de cette grande figure militaire, d’autant plus que nous le retrouverons, ainsi que sa méthode tactique, chez son fils Hannibal. Ses soldats étaient des mercenaires, et il y avait toujours là une grande cause d’infériorité pour les armées carthaginoises aux prises avec les soldats citoyens de Rome. La fidélité du mercenaire est toujours douteuse, sa fermeté dans les revers facilement ébranlée. Or Hamilcar trouva moyen de compenser ce grave inconvénient, ce fut en inspirant à ses soldats un dévoûment presque religieux à sa personne. C’est peut-être la première fois que l’on peut signaler dans l’antiquité l’amour passionné du général tenant lieu du patriotisme en tant que ressort moral d’une armée ; pourtant il maintenait strictement la discipline ; il ne s’en fit pas moins chérir de ceux qu’il enrôla sous ses étendards. Polybe observe qu’il est aussi impossible de raconter en détail les exploits d’Hamilcar que de noter les coups portés à son adversaire par un habile pugiliste. Ce fut une guerre de continuelles alertes, de surprises quotidiennes, d’escarmouches innombrables, qui infligèrent aux Romains les

  1. Aujourd’hui Marsala, de l’arabe Marsa Allah, port de Dieu.