Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 31.djvu/394

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de la source ; il est très limpide avec une forte odeur de potasse ; on n’y vient pas seulement prendre des bains de vapeur, les Gallas y font boire leurs troupeaux de bœufs ; on établit des abreuvoirs sur le bord d’un ravin où les eaux thermales se mêlent avec celles du ravin lui-même. Ce mélange est fait avec intention : des troncs d’arbres creusés en guise de canaux alimentent les abreuvoirs ; les troupeaux y vont boire à tour de rôle, les bœufs se montrent très avides de cette boisson ; ils ont, dit-on, les membres plus forts, la chair plus succulente que ceux qui en sont privés.

« Mgr Taurin vit aimé et respecté de ce peuple à demi barbare, et ce ne sont pas seulement ses catéchumènes qui vénèrent en lui leur pasteur, les idolâtres eux-mêmes le considèrent comme leur providence ; on ne le connaît partout que sous le nom d’Abba Yacob. Pour ces indigènes, l’Europe est un tout petit pays ; ils voient si rarement des blancs qu’ils s’imaginent que nous ne faisons tous qu’une seule famille. Partant de ce raisonnement, j’étais à leurs yeux le frère d’Abba Yacob ; mais déjà, lors de mon premier voyage à Daro Mikael, et, bien que je fusse en compagnie de Mgr Taurin, on avait paru trouver en moi quelque chose d’extraordinaire ; les femmes et les enfans s’écartaient à mon approche ; les hommes eux-mêmes m’observaient avec défiance. Je m’étais aperçu de la mauvaise impression que je produisais, mais sans pouvoir en comprendre la cause. Or c’étaient mon pantalon noir, mes bottes molles, mes éperons, ma coiffure, tout mon costume enfin, inconnu pour eux, qui les avaient si fort scandalisés ! « Comment, disaient-ils à Abba Yacob aussitôt après mon départ, cet étranger est ton frère ? Ce n’est pas possible, il est tout nu et il est noir ; il porte sur la tête une chose semblable à l’ustensile de cuisine où nous faisons le pain, il a les pieds comme un cheval avec un seul doigt et un morceau de fer attaché au talon. Il n’est pas comme toi qui t’habilles de toile blanche et qui as des doigts aux pieds comme nous, bien que tes pieds soient blancs. » On avait pris mes vêtemens et ma chaussure pour la peau de mon corps, et les explications données généreusement par Abba Yacob n’étaient pas parvenues à convaincre pleinement ces braves gens.

« Aujourd’hui un grand chef galla se trouvait près de la source avec son escorte ; il s’approcha de nous, et, après qu’il eut échangé avec le missionnaire les complimens d’usage, je compris à ses regards que l’entretien était tombé sur moi. Mon identité continuait à les intriguer. Tranquillement je mis mes pieds à nu et montrai ma peau blanche aux assistans. Ce fut pour eux une grande surprise ; ils déclarèrent alors que j’étais bien le frère d’Abba Yacob ; le chef galla vint à moi, me serra les mains avec effusion et me fit dire par un interprète qu’il désirait m’avoir pour parent. Sur le