Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 31.djvu/37

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avec l’eau du Léthé, regardant couler autour de moi la vie paisible et monotone de la maison épiscopale. Un jeune diacre aux longs cheveux blonds, sachant quelques mots de français, se remue fort à mon occasion ; c’est lui qui tient les comptes de l’évêque, et il me semble que l’arithmétique joue un grand rôle dans l’administration du diocèse. Le prélat ne fait pas difficulté de me dire quelles peines lui donne la gestion de ses intérêts pécuniaires, combien il faut de vigueur pour faire rentrer la dîme ecclésiastique après celle du gouvernement ; et pourtant, sans quelques piastres dans sa bourse, la lutte pour l’existence est difficile en province, plus difficile encore au Phanar. Il ne faut pas être trop sévère pour ces préoccupations ; rappelons-nous que dans ce pauvre Orient, où le système social est foncièrement vicieux du sommet à la base, on ne peut demander à un rouage isolé la perfection absolue : tous ces rouages sont fatalement faussés en principe, puisqu’ils dépendent les uns des autres et s’entraînent réciproquement au pire au lieu de s’entr’aider pour le bien. — Enfin me voici sur pied, sinon en état de remonter. à cheval ; on m’amène un araba, chariot porté sur deux essieux ; cet instrument de martyre s’ébranle, avec des désarticulations invraisemblables, dans l’ornière qui sert de route, et je regrette bien vite ma selle. J’ai de nouveau l’occasion d’admirer le dévoûment de mes deux Albanais ; comme je les invite à me rejoindre à l’étape en ménageant leurs montures, ils répliquent laconiquement : « Nous avons répondu de toi, nous ne te quittons pas, » et de partir au trot continu, dévoûment louable, si l’on songe que leurs chevaux, leur appartenant en propre, forment leur seul capital en ce monde. — Nous arrivons au milieu de la nuit au khân de Zarkos ; il ne faut pas songer à gagner la ferme à cette heure ; édifié depuis longtemps sur l’hospitalité des khâns, je m’endors entre les quatre roues de mon véhicule, sub Jove crudo. Une alerte m’éveille ; une troupe s’approche au pas accéléré, des canons de fusil brillent aux rayons de la lune : c’est la patrouille turque lancée à la poursuite de Sotiri ; le légendaire brigand, qui paraît jouir du don d’ubiquité, aurait été signalé avant-hier auprès de Zarkos. Je me défie un peu de ces fantômes qui hantent les imaginations locales et ne crois pas beaucoup aux résultats de cette bruyante poursuite, entreprise ou peu s’en faut au son du tambour ; je souhaite bonne chasse aux nizams, dont le pas cadencé se meurt au loin dans l’ombre, et je me recouche sous mon uraba. Le jour suivant, rentrée à Larisse ; je descends à la porte du vicaire pour réclamer ma très modeste chambre ; elle est occupée, les deux membres de la famille encore valides ayant à leur tour été abattus par la fièvre. On peut croire que je ne m’attarde pas dans l’aimable ville ; la température est si accablante que nous voyageons de nuit, et je n’y perds pas