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grands jours de la Roquette, et la vie quotidienne y est plus tranquille, bien que le contingent de la prison soit en quelque sorte journellement renouvelé par l’arrivée ou le départ des voitures de transfèremens cellulaires. La maison n’a en effet d’autre population permanente qu’un certain nombre de condamnés à l’emprisonnement, majeurs et choisis parmi les plus pervertis. Les autres sont des condamnés de passage appartenant, comme on vient de le voir, aux catégories les plus diverses et les plus redoutables. Il semble que toute l’organisation de la maison dût tendre à maintenir entre ces catégories une séparation absolue, et à assurer l’ordre par une discipline très stricte. Il n’en est rien. Les détenus de la Grande-Roquette sont, il est vrai, isolés pendant la nuit dans des cellules ou plutôt des demi-cellules pratiquées dans une petite chambre qu’une cloison de bois coupe en deux ; mais ils sont mélangés dans les ateliers et lâchés tous ensemble à la même heure dans l’unique préau que possède la maison. Là sont-ils du moins astreints à cette promenade régulière et silencieuse qui leur sera imposée le lendemain à Poissy, à Melun ou à Saint-Martin-de-Ré ? Non. Ces criminels redoutables, dont plusieurs ont les mains teintes de sang, sont traités comme une bande d’écoliers, et ils ont toute latitude pour se promener, s’asseoir, jouer, fumer, se livrer à des conversations et peut-être à des actes obscènes. Sont-ils du moins véritablement séparés les uns des autres pendant le temps qu’ils passent en cellule ? Pas davantage. Lorsque les jours sont courts, en cette saison par exemple, l’entrepreneur trouve qu’il y a pour lui économie à ne pas faire travailler les détenus à la lumière. Au lieu de l’y contraindre, on fait remonter les détenus dans leurs cellules à partir de quatre heures, et jusqu’à sept heures du soir ils sont autorisés à causer les uns avec les autres à travers les cloisons en bois de leurs cellules, où ils sont laissés dans l’obscurité. Ce que, pendant ces trois heures de conversation obligatoire en quelque sorte, il peut s’échanger de propos et de confidences ignobles, je le laisse à supposer. Un jeune homme de seize ans, qui la veille était en cellule à Mazas, qui le lendemain sera séparé des détenus plus âgés à Poissy, subira ainsi à la Grande-Roquette, le plus souvent sans répugnance, le contact d’un libéré en rupture de ban, et, s’ils sont voisins de cellule, ce vieux cheval de retour aura trois heures par jour, sans compter le temps du préau, pour achever son éducation dans le crime. Cent quatre-vingt-onze jeunes gens ont, l’année dernière, subi, pendant un temps plus ou moins long, l’influence de ce régime corrupteur. Tout cela est d’une organisation déplorable sur laquelle on ne saurait trop appeler l’attention du magistrat consciencieux qui dirige en ce moment la préfecture de police.