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deux circonstances où j’ai eu la perception très vive et très nette du rôle important joué dans la criminalité parisienne par l’élément juvénile. La première fois, ce fut dans une sorte d’assommoir, qui est situé en contre-bas du boulevard, dans le voisinage d’un théâtre fréquenté. Ce caveau, où l’on débite surtout des liqueurs et du vin, a le privilège de servir de rendez-vous aux individus qui se rassemblent au nombre de trois ou quatre pour guetter les spectateurs à la sortie des théâtres et pour les dévaliser après les avoir suivis jusque dans quelque région écartée. De onze heures à minuit, il y a toujours un assez grand mouvement de va-et-vient dans cette échoppe, que rien ne distingue au reste des cabarets environnans, les uns sortant pour aller se mettre en faction, les autres rentrant lorsqu’ils n’ont pas trouvé quelque bon coup à faire. Je m’étais assis en face de la porte, et je pus observer ainsi le visage de tous ces allans et venans, auxquels la présence de deux figures inconnues paraissait au reste enlever quelque aisance. Il n’y en avait guère qui parussent avoir dépassé vingt ans ; quelques-uns même semblaient plus jeunes ; aucun n’avait atteint l’âge adulte. Tous, en un mot, pris quelques années plus tôt, auraient encore été susceptibles de cet amendement qui s’opère si facilement chez les jeunes natures, et pour quelques-uns même peut-être n’était-il pas encore trop tard.

La seconde fois, c’était dans un endroit bizarre dont l’existence même est une sorte de mystère. Tout le monde sait que sur les grands boulevards il y a deux ou trois restaurans qui, pour satisfaire aux besoins de la débauche élégante, tiennent toute la nuit porte en apparence fermée, mais table ouverte. Ce qu’on sait moins, c’est que la même autorisation tacite a dû être accordée à des établissemens de beaucoup plus bas étage pour satisfaire à certaines nécessités de la vie populaire. Tous les matins, à partir de deux heures, les environs des Halles centrales commencent à être encombrés par des voitures de maraîchers qui arrivent apportant leurs légumes des environs de Paris. Lorsque leurs marchandises sont débarquées, leurs voitures rangées, il leur faut parfois attendre que la cloche des Halles annonce l’ouverture de la vente, et, comme la nuit est souvent froide, comme la fatigue a toujours été rude, il a fallu pourvoir à ce qu’ils pussent trouver quelque part un morceau de pain et un verre de vin. C’est pour eux que quelques marchands des rues environnantes sont autorisés à entre-bâiller la porte de leur cabaret, au comptoir duquel ils viennent vider, le plus souvent debout, un verre de vin ou d’eau-de-vie. Mais l’existence de ces établissemens a été bientôt connue de ces rôdeurs toujours en quête d’un endroit où ils puissent passer la nuit en