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d’aussi près qu’il m’a été possible la composition et les mœurs du monde des voleurs et des futurs assassins. L’entreprise paraîtra sans doute étrange a bien des gens ; mais, lorsqu’on a quelque souci de la condition morale et matérielle de ses semblables, je ne crois pas qu’il soit indifférent d’avoir vu de ses propres yeux dans quelle fange croupissent un grand nombre de ceux que la religion et la démocratie sont d’accord pour appeler nos frères. Bien que ce monde soit assez méfiant et qu’il ne soit pas très facile de l’approcher de près, il y a cependant tels lieux où on peut le saisir dans le débraillé de ses habitudes. La société élégante a dans Paris ses clubs où, depuis cinq heures du soir jusqu’au milieu de la nuit, les hommes se réunissent pour causer, fumer et jouer ; on sera peut-être étonné de savoir que les voleurs ont aussi leurs clubs, à la vérité assez différens d’aspect et de ton de ceux où se réunit la bonne compagnie. Il y a dans l’intérieur de Paris ou dans le voisinage immédiat des fortifications plus de soixante établissemens, cafés, crémeries, marchands de vin, qui servent de lieux de rendez-vous habituels à tout le monde interlope de Paris, voleurs, escrocs, souteneurs, libérés en rupture de ban, où ils viennent dépenser en débauches le fruit de leurs rapines et chercher des associés pour quelques nouveaux méfaits. J’ai entrepris la tâche de visiter un certain nombre de ces établissemens, visite qui, je m’empresse de le dire, présente beaucoup moins de hasards qu’on ne serait tenté de le croire au premier abord. A la condition d’avoir un bon guide, au tact et à la résolution duquel on puisse se fier, de se plier à certaines exigences de costume, de subir sans répugnance le contact de certaines familiarités et d’avaler sans sourciller les mélanges les plus étranges, on peut, ainsi que je l’ai fait, s’attabler dans les cabarets de barrière, dans les assommoirs de banlieue, et surprendre dans son intimité une société qui ne se laisserait point observer si facilement ailleurs. J’en ai vu cependant assez pour me rendre compte par mes propres yeux combien les entraînemens de l’âge font de recrues pour la carrière du vol, et combien de jeunes gens ne se jettent dans le crime que pour subvenir aux frais de leurs grossiers plaisirs.

Il ne faudrait pas croire que l’aspect de ces repaires soit toujours aussi repoussant que la société qu’ils reçoivent ; leur élégance extérieure varie avec la nature de leur clientèle. Dans telle brasserie, ceux qui vivent des produits de la prostitution se rencontrent avec ceux qui viennent à Paris racoler des recrues pour la débauche provinciale, et il se fait entre eux un véritable trafic de chair humaine. Tel café situé à l’encoignure d’un carrefour fréquenté, tout brillant de lumières et de dorures, sert de