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entre des peupliers qui bruissent à la brise de nuit, éclate une raie d’argent ; je demande le nom de cette rivière : c’est le Léthé, le fleuve des morts et de l’oubli ! Un jeune diacre, bon vivant qui paraît avoir bénéficié des vertus de cette eau, m’en apporte un verre ; il n’était pas besoin de venir la chercher si loin : le temps coule partout, qui suffit à l’œuvre d’oubli.

Le jour vient, et Trikkala ne perd pas trop à la lumière crue du soleil d’août. La seconde ville de Thessalie est plus accidentée et plus coquette que Larisse ; elle est ramassée autour d’une petite éminence, couronnée par la citadelle turque. On remet en état ce château, sur les remparts duquel dorment les canons d’Ali-Tepeleni. La pioche des soldats du génie a amené au jour d’intéressantes inscriptions votives en l’honneur d’Esculape, fondateur de l’antique Trikka. La ville moderne peut renfermer de quinze à dix-huit mille habitans ; ici comme à Larisse, et dans ces deux centres seulement, la population musulmane est en nombre. Cette petite place a son importance, car elle garde la route qui descend de Janina par le col de Metzovo. La grande plaine de Thessalie ne finit pourtant pas ici ; elle détache vers le nord une large vallée en forme d’éperon, comprise entre la chaîne du Pinde et les contreforts de l’Olympe. Le Salamvrias coule au pied de la première ; le Léthé, aujourd’hui le Trikkalino, suit les contours des seconds. — Quand les deux torrens ne la couvrent pas de leurs eaux débordées, cette vallée donne d’admirables cultures, vivifiées par les sources qui tombent de ce cirque de montagnes. Elle se termine par les aiguilles qui portent les célèbres couvens des Météores, à cinq heures de Trikkala. L’évêque me propose de m’y conduire ; j’accepte avec reconnaissance, et nous faisons de conserve le pèlerinage des monastères aériens. Je n’ai pas à les décrire de nouveau, ayant eu occasion d’en parler à cette place[1] et de raconter l’étrange voyage que fait entre ciel et terre le patient hissé par les moines dans un filet. Il importe seulement de signaler à l’attention des artistes qui parcourraient les provinces grecques des peintures d’un intérêt hors ligne au couvent de Saint-Varlaam. L’harmonie et la richesse des tons, les allures nobles et franches des corps, l’expression des visages, tout nous reporte à un art contemporain de Pansélinos de Kariès. Dans une petite chapelle soudée au côté droit de l’église, très maltraitée par le temps, deux compositions d’un rare intérêt subsistent encore : un Songe de Jacob, d’une pureté de dessin giottesque ; le Dîner du mauvais riche : un gros traitant est attablé entre une fille et un cavalier, tandis qu’un mendiant dispute des miettes à un caniche sous la table ; ces personnages sont revêtus de

  1. Voyez Vanghéli, dans la Revue du 15 novembre 1877.