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En quittant l’agronomie et ses tristes réalités, je retrouve la poésie dans le lit d’un petit ruisseau qui court se jeter dans le Pénée. C’est le Titarèse des anciens. Je le cherchais depuis longtemps, poursuivi par ces doux vers de Musset qui chantaient dans ma mémoire :

C’est le bleu Titarèse et son golfe d’argent
Qui montre dans ses eaux, où le cygne se mire,
La blanche Oloossone à la blanche Camyre.


O poètes ! — Le « bleu Titarèse » est un filet d’eau boueuse ; les cygnes, qui seraient fort en peine de s’y mirer, sont remplacés par d’humbles poules d’eau que mon coup de fusil disperse. Le « golfe d’argent » est à deux journées de marche d’ici ; la « blanche Oloossone » est le pauvre village grisâtre d’Elassona, séparé du ruisseau et du golfe par la respectable barrière de l’Olympe ; quant à la « blanche Camyre, » j’ai en effet rencontré une fois une gracieuse bourgade de ce nom, mais c’était dans l’île de Rhodes. — O poètes ! que vous importe ce cri chagrin, quand le génie a sacré vos rêves harmonieux ? Ils sont vrais, puisqu’ils vivent. — Pour un voyageur déçu qui leur cherche une mauvaise querelle, des milliers de jeunes bouches redisent leurs divines syllabes aux échos des nuits d’avril ; et elles ont raison, et vous avez raison contre tous, car toute vérité vacille, sauf celle que sent le cœur, et qui se nomme l’idéal.

Nous nous rapprochons des montagnes d’Épire, qui barrent la plaine devant nous et brodent leur noire dentelle sur l’or du couchant. La traite se prolonge, la nuit tombe, et la lune va descendre à son tour derrière les sommets du Pinde, tandis que nos chevaux s’ébrouent sur le pavé de Trikkala, sans parvenir à réveiller une âme qui nous indique notre gîte.


Trikkala, les Météores.

Comme d’habitude, j’ai frappé à la porte de l’évêque grec. Le bon prélat, tiré de son sommeil, me reçoit dans un costume peu pontifical, sur la véranda de bois à ciel ouvert qui est la salle de parade de l’évêché. Ici la première impression est favorable, grâce peut-être aux mensonges de la nuit, que le jour dissipera demain. Je comprends qu’un des prédécesseurs de mon hôte, Héliodore, qui fut évêque de Trikkala au VIe siècle, ait écrit à cette place le roman pastoral de Théagène et Chariclée. — De la galerie à colonnade rustique, la vue plonge sur un massif de verdure et s’arrête aux ombres des montagnes, adoucies par la clarté lunaire ; là-bas,